Nach Paris! (Roman). Dumur Louis
—Combien d'hommes dans cette chambrée? interrogea Kœnig.
—A vos ordres, monsieur le lieutenant. La chambre est occupée par vingt hommes, dont quinze du groupe cinq de la troisième section et cinq en supplément.
La chambre, disposée en temps normal pour huit à dix hommes d'un groupe, contenait une dizaine de lits et autant de paillasses destinées à être étendues sur le plancher et pour le moment roulées contre le mur. Chaque armoire servait pour deux hommes.
—Quel est le rôle de service pour demain? demanda Kœnig.
—A vos ordres, monsieur le lieutenant.
L'ancien alla se planter devant une affiche de service dactylographiée, placardée contre le panneau intérieur de la porte, et martela d'une voix sonore:
—A quatre heures et demi, réveil. A cinq heures, appel et revue de chaussures, dans la chambrée, passée par le chef de groupe. A six heures, revue d'effets, dans la chambrée. A sept heures, café. A sept heures trente, inspection d'armes, dans la salle d'exercice. A neuf heures, revue de paquetage, dans la chambrée. A dix heures, examen médical, par le médecin aide-major. A onze heures, revue de compagnie, dans la cour de l'intendance. A midi trente, dîner. A deux heures, revue de bataillon, dans la cour principale. A quatre heures, revue de régiment, dans la cour principale. A six heures, bain. A sept heures, soupe.
—Trefflich? fit Kœnig au terme de cette lecture laborieuse. Voici monsieur l'aspirant Hering qui a été désigné pour commander votre groupe. Vous lui obéirez comme à Dieu. J'espère que monsieur le capitaine n'aura pas à recevoir de plaintes sur la discipline du groupe cinq.
Automatiquement, toutes les mains présentes s'étaient levées d'un geste pour le salut militaire.
Je reconnus trois de mes hommes de l'année précédente, les mousquetaires Schnupf, Maurer et Vogelfænger, et les saluai par leurs noms. Il me sembla que mes drôles étaient tout contents de ne pas avoir pour les commander un sous-officier professionnel.
Au sortir de la chambrée 35, nous fûmes surpris par un lointain vacarme qui paraissait provenir des abords de l'escalier K.
—Que diable est-ce là? fit Kœnig.
Nous nous portâmes dans La direction du tumulte. A mesure que nous approchions, une voix de plus en plus tonitruante se dégageait d'une bousculade de meubles, de cris d'effroi et de hurlements de douleur. Les échos en remplissaient le corridor où s'attroupaient déjà des têtes curieuses. Des mots furieusement vomis commençaient à nous parvenir: «Salauds! tas d'idiots! cochons!...»
—Je parie que c'est encore ce buffle de Wacht-am-Rhein! grommelait Kœnig.
Devant la chambrée 17, dont la porte était grande ouverte, un spectacle singulier nous attendait. Au milieu d'une demi-douzaine d'hommes complètement terrorisés et dont deux, le visage tuméfié, saignaient lamentablement du nez sur des seaux, se démenait une sorte de fou furieux, un énorme individu au cou de taureau, au mufle de bête, dont les yeux apoplectiques, la face vermillonnée et la bouche écumante présentaient les signes d'un accès de rage au paroxysme.
—Bougres de salauds! vociférait-il inlassablement... Bougres de salauds! fils de truies thuringiennes!...
Il s'acharnait, pour le moment, de ses deux poings massifs sur un malheureux mousquetaire qui, sans oser bouger, mais bramant tant qu'il pouvait, encaissait stoïquement les coups.
—Bougre de triple salaud... Je t'apprendrai, à force de te l'enfoncer dans les côtes, ton métier de fantassin de Sa Majesté!... Tiens, cochon! En veux-tu encore, verdammter Halunke?... Tiens! tiens!...
Les poings s'abattaient sur la gueule, sur les saillants, sur le crâne du pauvre diable, qui résonnait comme une boule de bois. Deux filets de sang dégoulinaient des lèvres et des ecchymoses rouges péchaient le pourtour des yeux.
—Tiens, Hundsfott!... Tiens, charogne!
Celui qui sévissait d'un poing et d'un vocabulaire si énergique n'était autre, en effet, que le sous-officier Michel Bosch, dit Wacht-am-Rhein, le plus redouté des gradés de la compagnie.
—Quand vous aurez fini, sous-officier Bosch, fit Kœnig d'une voix blanche, j'aurai à vous dire deux mots.
Bosch, dit Wacht-am-Rhein, s'aperçut alors de la présence du lieutenant. Mais, sans se démonter, il porta hardiment la main à son calot et répondit:
—A vos ordres, monsieur le lieutenant. Laissez-moi seulement achever ce sagouin!... C'est une honte, clama-t-il, de voir comme cette chambrée est tenue! Regardez, monsieur le lieutenant, l'alignement de ces sacs!... Et ces lits!... Pas un qui soit à l'ordonnance!... C'est une véritable écurie!... Quel est le porc qui couche ici? continua-t-il en se jetant à coups de bottes sur un lit dont il dispersa de tous côtés les couvertures, les draps, le traversin et la paillasse... Ah! c'est Rohmann? Il n'est pas là?... Celui-ci, je le rattraperai demain! Je le ferai pivoter pendant trois heures au soleil avec le peloton de discipline!... Quant à toi, ausgespucktes Biest! fit-il en revenant sur celui qu'il malmenait à notre entrée, voilà ce qui te revient... Empoche ça, ordure!
Et détachant son sabre-baïonnette, qu'il leva à deux mains par le fourreau, il en asséna un coup formidable sur la nuque du fantassin de Sa Majesté, qui s'abattit sur les genoux en soufflant.
Nous n'en attendîmes pas davantage et quittâmes la chambrée 17 assez dégoûtés. Quelques instants après, Wacht-am-Rhein nous rejoignait sur le palier de l'escalier K.
—Je n'ai pas voulu vous blâmer devant vos hommes, fit Kœnig, mais je trouve, Bosch, que vous y allez un peu rudement.
Wacht-am-Rhein partit d'un éclat de rire et répliqua:
—Si ça n'est que ça, monsieur Kœnig, remettez-vous. Avec ces pachydermes-là, il n'y a jamais de casse, et il faut ça pour les dresser. Ce n'est pas votre système, je sais mais c'est le mien. C'est aussi celui de tous les bons sous-officiers de carrière. Vous êtes lieutenant, c'est vrai, mais je suis plus ancien que vous dans le métier et je connais les hommes. C'est ainsi qu'il faut les mener et non autrement: à la trique! Plus on tape dessus, plus ils seront aptes ensuite à taper sur les autres. Voilà comment on fait de bons soldats prussiens. D'ailleurs, ajouta-t-il plein du sentiment de sa juste cause, j'ai là-dessus l'assentiment du capitaine Kaiserkopf.
—Je n'en doute pas, fit Kœnig. Au reste, là n'est pas la question. Ce que j'avais à vous dire ne concerne pas la façon dont vous traitez vos hommes et qui vous regarde. Mais ne savez-vous pas que nous avons reçu des ordres supérieurs d'avoir à éviter toute cause de bruit dans la caserne? Or, vous déchaînez un tumulte infernal qui s'entend à un demi-kilomètre à la ronde!
—Un demi-kilomètre!... Vous exagérez, monsieur Kœnig. La voix de mes hommes ne porte pas si loin. Je ne peux pourtant pas leur commander de fermer la gueule quand je les étrille! Ce serait de la cruauté. D'ailleurs ils peuvent bien chanter comme des pourceaux qu'on saigne, on n'entend rien du dehors. J'ai étudié l'acoustique de la région, Herr Leutnant on n'entend rien.
—C'est possible, dit Kœnig, mais enfin, il y a des ordres. Contenez-vous.
—Je ferai ce que je pourrai, monsieur Kœnig, mais je ne garantis rien. Si je me contenais par trop, le service en souffrirait. Et le service, sacré mille millions, le service ayant tout!... C'est tout ce que vous aviez à me dire?
—C'est tout.
—A vos ordres, Herr Leutnant.
Wacht-am-Rhein salua et le bruit de ses bottes s'éloigna dans le corridor.
—Quelle brute! s'écria Kœnig, tandis que nous descendions vers la cantine. Mais, mon cher, il n'y a rien à faire. Ces gens sont nos maîtres. Ce sont eux qui tiennent le soldat. Sans eux, pas de discipline. Les sous officiers sont la force de l'armée allemande, et nous nous en rendons compte. Il faut en passer par