Les français au pôle Nord. Boussenard Louis,
vingt francs pour la troisième.
«Pour être une somme conséquente, on pourra pas dire que ça soit pas une somme conséquente.
«Bien mieux que ça encore. Paraît que tout un chacun touchera un dixième de sa solde en plus, à partir du jour où que le navire aura franchi le cercle polaire.
«Vous devez connaître ça, vous, mon ancien, qu'avez couru la bordée du côté des mers glaciales.
«Paraît que ce cercle polaire, c'est comme qui dirait la ligne pour les pays froids. Le maître nous a expliqué ça, rapport à la chose de la haute paye; mais, pour tant qu'à moi, je n'ai rien compris, sinon que ça me rapporterait un bitord de vingt-cinq ou trente pièces de cent sous par an.
«Mais, bien plus fort que tout le reste. Notre engagement, à tout un chacun, porte qu'au retour, il y aura pour chaque homme une prime de mille francs, si on monte à une certaine hauteur du côté de ce nommé Pôle.
«Dans ces conditions-là, c'est un vrai beurre de bourlinguer. Une campagne vous enrichit un matelot et lui permet de s'établir en rentrant.
«Faudra donc pas vous étonner si vous restez sans nouvelles, ni vous tourmenter sur mon compte.
«Pour lors, je vous annonce que je suis en bonne santé, et que je souhaite que la présente vous trouve de même, et je vous embrasse tous, le pé, la mé, les petits, en vous promettant que je ferai mon devoir de bon matelot normand.
«Votre fils et frère pour la vie,
Après avoir élaboré avec de grands gestes d'écolier malhabile cette lettre dont la forme un peu fantaisiste est scrupuleusement respectée, le marin plia le papier en quatre, l'insinua dans une enveloppe, cacheta celle-ci en appuyant de toute la force de son gros poing sur la portion gommée et se pencha au-dessus du bastingage.
«Hé!.. moussaillon… dit-il en hélant un gamin qui flânait en curieux sur le quai de la première darse du bassin.
– Voilà, mon ancien.
– Prends ce bout de billet et c'te pièce de dix sous.
«Cours acheter un timbre, colle-le sur la lettre et mets-la dans le pertuis d'une boîte à poste.
«Tu boiras une bolée de cidre avec la monnaie.
– C'est inutile, mon garçon, dit un homme de haute taille, de belle et noble figure, qui, accoudé sur la lisse, a entendu la recommandation du matelot.
– A vos souhaits, capitaine, mais, pourtant, le bout de billet pour mes vieux de là-bas…
– Le maître va tout à l'heure se rendre à la poste, il emportera ta lettre avec les miennes et celles de tes camarades.»
Puis il ajoute, en s'adressant à un marin qui inspecte minutieusement les agrès du navire:
«Guénic, rassemble l'équipage.»
Ce dernier porte à ses lèvres un sifflet d'argent, et en tire une série de sons stridents qui font surgir du panneau de la machine et de la grande écoutille les hommes occupés à l'intérieur.
En moins d'une minute tout le monde est rangé au pied du grand mât, en face du capitaine.
«Mes amis, dit-il sans préambule, quand vous vous êtes engagés pour la campagne que nous allons entreprendre, on ne vous a pas caché les dangers et les souffrances qui vous attendaient.
«Vous avez signé en toute connaissance de cause, et pourtant, j'éprouve comme un dernier scrupule, avant de vous emmener là-bas, au pays inconnu dont tant de vaillants matelots ne sont pas revenus.
«Dans deux heures et demie, le navire aura quitté la France pour deux ou trois années… peut-être pour toujours…
«Voyons, mes amis, pas de fausse honte… pas d'hésitation, car l'instant est grave… êtes-vous toujours fermement résolus à me suivre quoi qu'il arrive?..
«S'il en est quelques-uns parmi vous qui craignent les souffrances, les privations, la maladie et la mort… qu'ils parlent sans appréhension et demandent à débarquer… je romprai de bon gré leur engagement et ne conserverai nul grief contre eux.
«Bien plus, je vais remettre à chacun de vous deux cents francs, à titre de gratification pour votre excellente conduite à bord, pour les soins exceptionnels que vous avez donnés à l'armement du navire et à l'arrimage de tout le matériel; cette somme est et demeure acquise à quiconque manifesterait l'intention d'abandonner mon bord.
«Quoique vos résolutions doivent être prises depuis longtemps, réfléchissez cinq minutes encore… Consultez vos forces, faites appel à votre énergie, concertez-vous et donnez votre réponse définitive au maître d'équipage Guénic, qui me la transmettra.»
Il allait se retirer sur le gaillard d'arrière pour ne pas influencer par sa présence le groupe immobile des matelots, quand un jeune homme de moyenne taille, plutôt petit que grand, mais d'aspect singulièrement agile et vigoureux, quitte brusquement ses camarades, ôte son bonnet, salue crânement son chef et s'écrie:
«Merci pour vos bonnes paroles et vos bonnes intentions, capitaine; mais je vous déclare sans embardées, au nom de l'équipage, que nous vous suivrons partout!.. fût-ce au diable s'il vous plaît d'y aller!
«Tous, tant que nous sommes ici, Provençaux et Bretons, Normands et Gascons, Flamands et Alsaciens, car il y a de tout, même des Parisiens, sur ce crâne bateau, pas un ne flanchera…
«Je vous le jure!.. Pas vrai, les autres?..
– Nous le jurons!» répondent d'une seule voix les hommes en agitant leurs bonnets.
Puis éclate un immense cri: «Vive le capitaine!» qui se répercute jusqu'au fond du bassin.
«A la bonne heure, mes braves! reprend l'officier dont l'œil rayonne; voilà qui est parlé en vaillants Français.
«… L'œuvre à laquelle vous êtes associés désormais est périlleuse autant que grandiose… J'ajouterai qu'elle est en quelque sorte nationale, puisque, j'en ai le ferme espoir, nous planterons le drapeau tricolore là où jamais humain n'a mis le pied, et que l'honneur de nos découvertes rejaillira sur notre pays.
«En avant!.. matelots!.. En avant et pour la patrie!
«Vive la France!
– Vive la France!» rugissent en trépignant d'enthousiasme les matelots électrisés.
Un fier homme, en vérité, que cet officier vibrant de patriotisme et qui domine de toute la tête son équipage frémissant.
Oui, un fier homme, que l'on a déjà reconnu aux termes de son allocution et surtout à sa physionomie entrevue au Congrès géographique de Londres, car elle est de celles qu'on n'oublie pas.
Physionomie qui est essentiellement celle d'un Français, comme aussi le nom: d'Ambrieux.
Quarante-deux ou quarante-trois ans, mais paraissant plus jeune que son âge, une taille de géant, des membres d'athlète. Ce qui frappe tout d'abord à son aspect, c'est la coupe du visage aux traits énergiques et pleins d'audace. Par une étrange rétrogradation vers le prototype de notre race, ce visage rappelle, à s'y méprendre, celui des anciens Gaulois, nos ancêtres qui ne craignaient qu'une chose, la chute du ciel!
Même front de statue antique, même chevelure fauve, mêmes yeux couleur d'aigue-marine, même nez à la fière courbure aquiline, rien ne manque à ce masque d'une époque héroïque, pas même les longues moustaches, fauves comme la chevelure, et qui retombent en deux pointes jusqu'au-dessous de la mâchoire.
Issu d'une opulente famille ardennaise, dont l'origine se perd dans la nuit des siècles, puisqu'elle remonte, dit-on, à Ambiorix, dont le nom se retrouve presque lettre pour lettre dans le sien 1, il venait d'être promu enseigne de vaisseau quand éclata la guerre franco-allemande.
Envoyé à l'armée
1
Ambiorix, roi des Gaulois Eburons, après avoir en plusieurs rencontres défait les lieutenants de César, Sabinus et Cotta, fut à son tour vaincu par César. Après une résistance désespérée, il se réfugia dans la forêt des Ardennes.