Les français au pôle Nord. Boussenard Louis,
demeuré introuvable.
Inquiet d'une disparition au moins singulière, cachant peut-être un piège ou tout au moins une ruse teutonne, d'Ambrieux a consulté patiemment, jour par jour, la liste des navires partis de tous les ports d'Europe, et indiquant, avec leur destination, le nom de leur capitaine.
Il n'a rien trouvé se rattachant de près ou de loin à la personnalité de Pregel ou à une expédition polaire. Du reste il est à supposer que Pregel se trouvait dans des conditions identiques à celles de son partenaire. Quelle raison, en effet, de penser qu'il aurait sous la main un navire tout prêt, tout agencé, avec son équipage, afin de profiter, l'année précédente, de la saison chaude pour gagner les latitudes hyperboréennes.
Il y a là, semble-t-il, une impossibilité matérielle.
Donc, il paraît certain, avéré, que la Gallia passera la première le cercle polaire, dont Julianeshaab, située par 60° 44′ de latitude nord, se trouve seulement à 5° 40′ sud.
Cette escale, au chef-lieu des établissements danois, a été jugée de prime abord indispensable et elle a contribué, en majeure partie, à faire avancer de quinze jours le départ de la Gallia.
En appareillant seulement deux semaines après, d'Ambrieux arrivait encore bon premier sur les navires baleiniers qui attendent la grande débâcle, c'est-à-dire la mi-juin, pour franchir le banc de glace et pénétrer dans les eaux du Nord où se trouvent les cétacés.
Mais le capitaine voulait absolument se procurer des traîneaux et des équipages de chiens pour remonter là où la navigation est devenue impossible, c'est-à-dire sur cette mer Paléocrystique entrevue par le capitaine Nares, lors de la mémorable expédition de l'Alert et de la Discovery.
Partisan absolu des idées de l'Américain Hall, cet intrépide et malheureux explorateur, qui dort, là-bas, l'éternel sommeil sous la formidable banquise, le traînage par les chiens lui paraît le seul possible, le seul pratiquement admissible.
Les chiens esquimaux sont en effet des auxiliaires incomparables dont le voyageur arctique ne saurait se passer.
Durs à la fatigue, d'une sobriété incroyable, insensibles à la température au point de coucher dans la neige par des froids qui solidifient le mercure, très vigoureux en outre, ils sont les agents essentiels de la traction à travers les glaces et les compagnons indispensables de l'explorateur.
Réfléchissez un moment aux difficultés inouïes de la traction opérée par des hommes, au surcroît écrasant de fatigues nécessité par ce labeur sans trêve, alors que la marche seule ne s'effectue qu'avec une peine infinie, au milieu du chaos sans limites et sous un ciel de fer!
Pensez aux chutes incessantes, aux immersions fréquentes, aux heurts, aux glissades nécessitant une recherche constante de l'équilibre. Tenez compte du froid qui parchemine la peau et mortifie la chair, et surtout de son action déprimante sur des organismes débilités par deux et quelquefois trois hivernages, et concluez aussi qu'il importe de soustraire les hommes à cette manœuvre de bête de somme, consistant à pousser les traîneaux emportant leurs vivres avec leurs effets de campement.
Donc il fallait, par l'adjonction d'une trentaine de chiens, compléter le matériel de l'expédition. Et comme on ne pouvait se les procurer qu'à Julianeshaab, avec l'approvisionnement de poisson séché nécessaire à leur alimentation, on allait mettre le cap sur le fiord après avoir reconnu le cap Farewell.
L'ordre donné par le capitaine de ralentir la marche du navire est on ne peut plus sage. En effet, à mesure que la Gallia, marchant sous petite vapeur, s'élève au Nord, les glaces deviennent de plus en plus nombreuses et encombrent la mer. Elle se trouve en outre soudain enveloppée d'une brume qui va en s'épaississant, au point que du mât de misaine on distingue à peine le beaupré.
Les heures se passent au milieu d'inquiétudes que nul ne songe à dissimuler, bien que l'aspect du capitaine, confiant dans la solidité de son navire, soit rassurant.
De temps en temps, la goélette heurte quelque masse vagabonde, un choc sourd retentit et une trépidation la secoue de l'étrave à l'étambot. Puis l'iceberg glisse en grinçant sur son flanc et l'on passe.
La nuit vient. Les feux de position sont allumés pour la forme, et le fanal électrique remplace, à la misaine, le feu blanc habituel des bateaux à vapeur.
Comme d'Ambrieux est certain de sa direction, on avance toujours. Les heures s'écoulent et l'aube blanchit à travers les buées impalpables qui s'interposent comme une plaque de verre dépoli.
Six heures… huit heures… dix heures… Le cap a été doublé. Le chenal ne doit pas être loin. Le sifflet de la machine hurle sans relâche, les canons à signaux tonnent de cinq en cinq minutes.
Est-ce une illusion? Il semble qu'on entende briser la vague là-bas, sur tribord.
«Stop!»
L'hélice, pour un instant, cesse de fonctionner, pendant que, à bord, le charivari devient de plus en plus intense.
Le navire semble immobile, mais, en réalité dérive au Nord. Le capitaine fait sonder, on ne trouve pas le fond à deux cents brasses.
«En avant!»
La Gallia se remet en marche pour un quart d'heure, et, tout à coup, un hourra joyeux échappe à l'équipage.
Brusquement, le pan d'ouate se déchire et le soleil apparaît éclairant la côte ourlée de glaçons déchiquetés, stratifiés, érodés par les vagues.
«Stop!.. captain… stop!.. crie une voix aiguë tout près du navire, mais au ras de l'eau.
– Tiens! dit tranquillement l'homme de bossoir, un animau amphibie.
– Stop!.. master captain!.. Stop!..
«Moi, pilote… master… entrer navire Julianeshaab… reprend la voix en anglais hyperboréen.
– Un pilote… bravo! qu'il soit le bienvenu.» On lui lance un bout d'amarre qu'il attrape au vol.
«Mais… sa péniche?» reprend un matelot, voulant désigner sans doute le fin kayak dans lequel le pilote est enfoui jusqu'à la ceinture.
On se dispose à crocher par les deux extrémités la légère embarcation, mais l'homme, sans lâcher son amarre, crie de son organe glapissant:
«Hisse là!»
Et l'on hisse en vigueur, contenant et contenu, matière inerte et animée, qui se dédouble, aussitôt à bord, en une sorte de périssoire un peu moins lourde qu'une valise de main, et un monstre marin, ruisselant et aussi odorant que l'étal d'une harengère.
Un Esquimau pur sang, ou, comme on dit là-bas, un Groenlandais, et pas plus beau pour cela, du moins d'après notre esthétique européenne. Un nez de dimensions tellement réduites, que le possesseur de ce rudiment d'organe peut à peine le trouver pour se moucher avec ses doigts, des yeux obliques rappelant deux pépins de poire, mais en revanche des joues en lune, balafrées d'une bouche en tirelire, formant un ensemble où la plastique n'a rien à voir. Ajoutez une longue crinière aux brins aussi rigides que la moustache d'un phoque, un soupçon de barbe en balai, et vous avez le signalement très sincère de maître Hans Igalliko, un des plus fins lamaneurs de la côte.
Après avoir secoué, comme un barbet mouillé, l'odorante fourrure en peau de loutre qui enveloppe son torse trapu, il tend familièrement la main au capitaine qu'il reconnaît entre tous, tant la mâle prestance de M. d'Ambrieux le désigne de prime abord comme le chef.
Il absorbe ensuite comme du petit lait un quart de rhum libéralement versé par le cambusier, puis, aussi à l'aise que chez lui, va s'installer près de l'homme de barre.
Le brave garçon connaît, ma foi, admirablement son métier, et la Gallia ne pouvait trouver un meilleur guide pour pénétrer dans le canal anfractueux sillonnant l'embouchure du fiord glacé.
Grâce à la précision des renseignements qu'il fournit avec une incroyable surabondance de gestes et de paroles, la goélette pouvait, après deux heures de pilotage, mouiller