Les français au pôle Nord. Boussenard Louis,

Les français au pôle Nord - Boussenard Louis,


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en s'enhardissant devant la bienveillante bonhomie de son interlocuteur, je croyais, moi, que la glace était là-bas comme chez nous… comme partout, c'est-à-dire unie comme la surface d'un étang gelé.»

      Le docteur, après avoir quitté les haubans, s'est avancé, tout en causant, vers le gaillard d'avant, et part d'un immense éclat de rire qui fait retourner les matelots de quart.

      Plume-au-Vent a conscience d'avoir dit une énormité, rougit, balbutie et ne sait trop quelle contenance garder.

      «Mais, malheureux, reprit le docteur en riant de plus belle, si c'est là l'idée que vous vous faites du Pôle, il fallait rester à Paris et vous mettre marchand de marrons.

      «Vous ne savez donc pas qu'il y a des glaciers tellement vastes qu'ils mesurent jusqu'à cent kilomètres de largeur, et jusqu'à cent et cent cinquante mètres de hauteur au-dessus de la surface des eaux.

      «Je dis: au-dessus de la surface des eaux, parce qu'ils descendent jusqu'à cinq et six cents mètres de profondeur.

      – Tonnerre! s'écria le Parisien interloqué.

      – Et c'est de là que viennent les blocs flottants aperçus au large depuis un moment.

      «Sous l'influence du pâle soleil groenlandais et surtout sous l'effort incessant de la mer, ils se détachent par fragments plus ou moins gros, et s'en vont en dérive, jusqu'à ce qu'ils se fondent.

      «Vous verrez quand vous aurez passé le cercle polaire… je ne vous dis que ça!

      – Tenez, monsieur le docteur, puisque vous êtes si complaisant, je me permettrai… j'oserai vous adresser une prière.

      – Allez-y, mon garçon.

      «Nous sommes ici en famille… vous vous en apercevrez au cours de l'expédition, lorsque nous aurons vécu côte à côte, de la même vie, pendant de longs mois.

      «Voyons, qu'y a-t-il?

      – Eh bien! depuis que nous avons quitté les eaux françaises, l'entretien a roulé, vous pouvez m'en croire, presque chaque jour sur ce damné Pôle!

      «Faut-il vous dire que pas un, parmi les camarades, même les baleiniers, n'a été fichu d'expliquer ce que c'est, et que moi, tout Parisien que je suis, et pas plus bête qu'un autre, je n'en sais pas le premier mot.

      – C'est bien simple.

      «Le mot: pôle vient d'un verbe grec, πολειν, signifiant tourner, parce que le pôle est l'extrémité de l'axe autour duquel la sphère terrestre semble tourner en vingt-quatre heures.

      – Pas possible!

      «Moi qui croyais que c'était un endroit très loin, au Nord, où il n'y a pas d'habitants, où il fait un froid de loup, et à l'entrée duquel les voyageurs se sont jusqu'à présent cassé le nez.

      «Tandis que c'est… voyons… l'axe… la sphère…

      – Tenez: un exemple.

      «Prenez une sphère quelconque… une boule en bois, une orange plutôt: percez-la complètement d'une brochette, et faites-la tourner.

      «La brochette autour de laquelle tourne l'orange, c'est l'axe, comparativement à celui de la terre qui, lui, est imaginaire. Le Pôle, c'est le point où la tige de bois sort de l'orange.

      – Mais il y en a deux!

      – Sans doute, le pôle Nord et le pôle Sud.

      «C'est compris?

      – Tant qu'à peu près, monsieur le docteur.

      «Mais, d'autre part, y a ce fameux cercle polaire qui fait loucher mon camarade Constant Guignard, parce qu'il aime les pièces de cent sous.

      – Ah! oui, par rapport à la prime d'un dixième s'ajoutant aux appointements de l'équipage quand la Gallia l'aura franchi.

      «C'est tout simplement un parallèle à l'équateur terrestre, mené à 23° 27′ 57″ du pôle Nord et du pôle Sud.

      – Ce qui revient à dire que nous serons à vingt-trois degrés environ du fameux pôle.

      – Quant à l'équateur?..

      – C'est la ligne, avec son baptême… ce que j'ai été saucé, à mon premier voyage à Rio!

      – La ligne… la ligne de qui?.. la ligne de quoi?.. voyons un peu, fichu étourneau.

      – Dame! m'sieu le docteur, c'est comme qui dirait… une chose… dont…

      – C'est le cercle, toujours imaginaire, qui fait le tour de la terre et se trouve perpendiculaire à l'axe.

      – J'y suis!.. j'ai pigé la chose!

      «Si on coupait l'orange par son milieu, à égale distance des deux pôles, on en ferait deux calottes égales… deux hémisphères… vu que l'angle formé par la tige de bois et la base de chaque moitié formerait un angle droit.

      – C'est très bien, et vous n'avez pas la tête dure.

      «Donc le Pôle est à 90 degrés et c'est là qu'il nous faut aller.

      – Et où nous arriverons, sinon je perds mon nom de Farin, dit Parisien, dit Plume-au-Vent.»

      Pendant cet entretien auquel s'est prêté avec son habituelle bonhomie le docteur Gélin, les matelots de quart se sont approchés lentement des deux interlocuteurs, et ont fait tous leurs efforts pour en comprendre les termes.

      Ont-ils réussi? Peut-être. Dans tous les cas ils demeurent silencieux, se réservant probablement de trouver près de Plume-au-Vent des renseignements complémentaires.

      Seul, Constant Guignard, le Normand économe, ronchonne, pendant que le docteur, comblé de remerciements, s'en va causer avec l'officier de quart.

      Constant Guignard est très ennuyé d'apprendre que toutes ces définitions se rapportent à des lignes ou à des points imaginaires. Il se demande où et quand on pourra les trouver, comprenant, en bon Normand, qu'à défaut de bornes, de haies ou de fossés comme on en établit sagement pour séparer les champs, on devrait placer des jalons, des amers, en un mot, baliser l'océan ou les champs de glace pour ne pas commettre d'erreur.

      Cependant, le capitaine, remonté sur le pont, a fait ralentir la vitesse du navire car les glaces apparaissent de plus en plus nombreuses. Il a envoyé dans la hune un homme chaudement vêtu et ordonné d'apprêter, pour la nuit, le fanal électrique dont la lueur éclatante permettra de reconnaître les écueils mouvants.

      Dans vingt-quatre heures, au plus tard, il pense, comme vient de le dire le docteur, être en vue du cap Farewell, et atterrir au chef-lieu des établissements danois au Groenland, Julianeshaab, sa première escale.

      Malgré son apparence un peu trapue, plutôt que lourde, la Gallia n'en a pas moins filé gaillardement ses huit nœuds à l'heure, et toujours à la voile, depuis quatorze jours. Il est vrai qu'elle a été favorisée constamment par une brise de S. – E. qui lui permit de marcher grand largue sans avoir eu à changer d'amure.

      Après avoir ainsi fourni une course d'environ 5,200 kilomètres, et singulièrement économisé son combustible, le capitaine a commandé de carguer la voilure. Puis, il a fait allumer les feux, afin de gouverner plus facilement et rester le maître du navire aux approches du grand courant polaire et des glaces flottantes.

      S'il est essentiel, en effet, de ne pas heurter un iceberg en dérive, il est urgent de ne pas être saisi par ce courant, dont un bras contournant le cap Farewell, pénètre dans le détroit de Davis et la mer de Baffin, pour remonter vers le Nord.

      Un voilier ainsi entraîné risquerait fort, surtout dans la brume, de manquer l'entrée du fiord sur lequel se trouve Julianeshaab, à trente-cinq kilomètres de la côte. D'autant plus que la débâcle étant à peine commencée, le rivage est encombré de glaces, et l'embouchure du fiord réduite à un simple chenal. Jusqu'alors tout a marché à souhait; le capitaine d'Ambrieux est au comble de ses vœux. Ayant fait ainsi toute la diligence possible, et accompli ses préparatifs dans le plus strict


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