Les français au pôle Nord. Boussenard Louis,

Les français au pôle Nord - Boussenard Louis,


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simple enseigne, alors qu'il méritait mieux, par la commission de révision des grades, il fut tellement exaspéré de cette injustice, qu'il fit un coup de tête et donna sa démission, malgré les instances de l'amiral Jauréguiberry qui, ayant pu apprécier ses hautes capacités, l'affectionnait particulièrement.

      Rendu maître d'une fortune colossale par la mort prématurée de ses parents, il se garda bien de verser dans l'ornière où trop souvent s'abattent les désœuvrés de notre époque.

      Ayant conservé, fort heureusement, de son ancienne profession qu'il regrettait toujours, le goût de l'étude et des voyages, il se passionna pour la géographie et devint un de nos plus vaillants explorateurs.

      Délégué par la Société de Géographie de France au Congrès international de Londres, on sait comment il brûla la politesse à ses collègues, à la suite du dîner offert par sir Arthur Leslie.

      Comme il l'avait dit en prenant congé, le temps pressait, car on était au 13 mai, et la future expédition polaire n'existait encore qu'à l'état de projet, ou plutôt de défi.

      Mais que ne peut l'argent, surtout quand il est mis en œuvre par un homme de la trempe de l'ancien officier de marine!

      Il prit sans désemparer le train de Southampton, puis le bateau du Havre, débarqua douze heures après et courut d'une haleine aux chantiers de M. Normand.

      Il lui fallait, coûte que coûte, un navire spécial, et dans le plus bref délai. Ainsi pris à l'improviste, mais jugeant aussitôt de l'envergure de l'homme à la grandeur de l'entreprise, l'éminent constructeur se mit à l'œuvre sans perdre un instant.

      Ayant reçu carte blanche pour la dépense, il étudia minutieusement, avec d'Ambrieux, les plans du bâtiment à improviser et fit telle diligence, que trois semaines après, ces plans étaient établis, ainsi que le devis.

      Le vingt-deuxième jour, on mettait en chantier la Gallia.

      Sur ces entrefaites, l'ancien officier, qui s'occupait déjà de recruter des hommes pour son équipage, retrouva le capitaine au long cours Berchou qu'il avait eu sous ses ordres, comme sergent d'armes, à l'armée de la Loire.

      Devenu capitaine de la marine marchande, Berchou, fin manœuvrier, homme de haute probité, d'action et de résolution, accepta avec enthousiasme la place de second.

      Il entra aussitôt en fonctions et fut d'un précieux secours à son chef, très ferré sans doute en théorie nautique, mais ignorant maintes questions pratiques familières à Berchou qui avait l'œil à tout et ne passait sur aucun détail.

      Quatre mois après sa mise en chantier, la Gallia était lancée. On était alors à la mi-septembre. Après deux autres mois, elle était pourvue de sa machine, de ses mâts, de ses agrès, et toute prête à être approvisionnée en vue de sa destination.

      C'est un superbe spécimen d'architecture navale, malgré ses dimensions relativement restreintes, et son apparence un peu massive, sous laquelle un observateur superficiel ne soupçonnerait pas des qualités de premier ordre. Tout le superflu de l'élégance a été sacrifié à la solidité, car la Gallia doit, le cas échéant, résister comme un bloc plein aux terribles pressions des glaces. Elle est gréée en goélette, jauge seulement trois cents tonneaux, et porte une machine de deux cents chevaux, qui a fourni aux essais une vitesse de dix nœuds à l'heure; vitesse et capacité suffisantes, car s'il importe peu de posséder une rapidité plus ou moins grande, entre les chenaux encombrés de glaçons, il n'est pas besoin d'un emplacement bien considérable pour transporter, sur le lieu de l'hivernage, les membres et le matériel de l'expédition.

      Son avant renforcé d'une façon extraordinaire au moyen de pièces de bois ingénieusement disposées, est recouvert en outre d'une plaque d'acier qui se termine en un coin aigu formant l'étrave. L'élancement de cette étrave est nul, en ce sens qu'elle forme un angle droit avec la quille, de façon à permettre au navire de se frayer, sous l'impulsion de sa machine, un chemin à travers les glaces.

      L'hélice et le gouvernail ont été disposés de façon à pouvoir être facilement ramenés à bord, au cas où une circonstance fortuite menacerait de mettre hors d'usage ces organes si essentiels.

      En plus d'une petite chaloupe à vapeur bien saisie sur ses dromes, la Gallia possède trois baleinières et un bateau plat, de sept mètres de long sur un mètre quarante de large, pouvant contenir vingt hommes avec quatre tonnes de vivres et que quatre matelots peuvent transporter sur les épaules.

      Le navire avant été construit en vue de plusieurs hivernages consécutifs sous des latitudes où la vie semble de prime abord impossible, les précautions les plus minutieuses ont été prises pour combattre le froid, l'implacable et mortel ennemi.

      Le logement de l'équipage, fractionné en trois chambres, est placé à l'avant et reçoit la chaleur d'un calorifère chauffé à la houille. Entre la paroi extérieure de ces chambres, garnies d'un épais revêtement de feutre, et la paroi intérieure de la coque, se trouve un espace libre rempli de sciure de bois pour empêcher l'invasion du froid et de l'humidité. Et toutes les issues par où pourrait s'introduire le plus léger souffle de la bise glacée, sont hermétiquement closes.

      Les soutes aux vivres, qui regorgent littéralement, sont approvisionnées pour quatre ans. Peu de viande et de poisson salé. Mais en revanche, de véritables montagnes de conserves en boîtes, qui donnent presque l'illusion des vivres frais et permettent de varier l'ordinaire; sans omettre le pemmican, d'une conservation si facile, et particulièrement nutritif sous un petit volume. Les vins et les spiritueux, tous de premier choix, surabondent, comme aussi le thé et le café, ces toniques par excellence.

      Notons en passant le jus de citron en tablettes, les pastilles de chaux et de chlorate de potasse, des graines de cresson et de cochléaria, et autres antiscorbutiques destinés à combattre l'éventualité du scorbut, cet autre ennemi des expéditions polaires.

      Puis le matériel scientifique, très complet, ainsi que la pharmacie; puis la bibliothèque, un piano et divers instruments de musique; puis encore un assortiment d'explosifs les plus énergiques, une puissante batterie d'accumulateurs Planté, plusieurs centaines de mètres de fils métalliques enduits de gutta-percha, des scies à glace, des tarières immenses, des haches énormes, un appareil d'éclairage électrique, une vaste poche en caoutchouc que l'on gonfle en insufflant de l'air, et qui se transforme en radeau, bref, tout un monde.

      Enfin, la sollicitude éclairée du chef n'a pas négligé l'importante question de l'habillement qui, sous la zone hyperboréenne, est affaire de vie ou de mort.

      Le magasin spécial renferme une collection réellement incomparable d'étoffes de laine et de fourrures. Epais gilets de tricots ouatés et doublés de flanelles, chemises, caleçons et pantalons de laine douce, pourvus de boutons en ivoire végétal, et cousus avec du fil en poil de chèvre, parce que la soie ou le lin deviennent cassants sous l'influence du froid. Bottes en toile à voile, bien préférables au cuir qui se racornit et se fendille dans la neige, bachelicks en fourrure couvrant complètement la tête, le cou et les épaules, gants en peau de loutre de mer, montant jusqu'au coude, et assez amples pour recouvrir la main déjà munie d'un gant de laine, casaques, pelisses en peau de mouton, d'élan et de bison, et pour finir, de grands sacs fourrés sur les deux faces, dans lesquels trois hommes peuvent se blottir côte à côte, pour bivouaquer en plein air.

      Bref, le capitaine a su pourvoir à tout et procurer à son équipage un nécessaire à un point surabondant, que des gens inexpérimentés pourraient le regarder comme superflu.

      Un exemple, entre cent, de cette sollicitude qui n'a omis aucun détail: toutes les cuillères sont en corne, de façon à éviter aux matelots de la Gallia, le contact de leur bouche avec le métal!

      … Tous ces préparatifs, malgré leur longueur, leur multiplicité, leur minutie, n'avaient pas duré plus de onze mois, y compris l'établissement des plans, la construction du navire, son équipement, ses essais et jusqu'au recrutement du personnel.

      Cette dernière opération, dont le second Berchou s'était tiré à son honneur, n'était pas une petite affaire, étant donné


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