Robert Burns. Angellier Auguste
et de dilettante. Tant il est vrai que, dans les lots qui nous échoient, nous sommes des juges inhabiles à distinguer les intentions du sort. Quel est le germe qui devine que le froid séjour dans le sol battu des pluies, des gels, et des vents, est le prélude de sa floraison printanière et de sa fécondité? Le Jean Grain d'Orge célébré par Burns est l'emblème du poète. «Tu seras tranché par la faux, meurtri par le fléau, broyé par la meule, brûlé par le feu, noyé par l'eau, mais tu brilleras un jour dans des tasses d'argent et tu triompheras au-dessus des fêtes humaines242.»
I.
L'OBSERVATION DIRECTE ET LE MOUVEMENT
La vie qu'il a décrite fut donc celle qui l'entourait immédiatement. Ce n'est pas lui qui aurait été chercher, dans d'autres temps et sous d'autres cieux, des scènes et des mœurs différentes de celles au milieu desquelles il vivait. C'est le fait de poètes de culture, comme Walter Scott, Southey, ou Thomas Moore, de tenter de vivre au Moyen-Âge, en Espagne, ou en Perse, et d'écrire Marmion, Roderick ou Lalla-Rook. Impuissants à pénétrer la réalité qui les environne, ils ont eu besoin de l'éloignement pour embellir la vie, et il ne reste guère, dans ces œuvres factices, que ce qu'ils y ont mis de description ou de lyrisme, c'est-à-dire de poésie personnelle. Ce sont des tours de force de lettrés. La pensée d'une pareille tentative ne pouvait même pas se présenter à l'esprit de Burns. Il a rendu simplement ce qu'il voyait, ce qu'il avait devant les yeux, la réalité qu'il touchait, les hommes et les femmes auxquels il parlait et dont il sentait, pour ainsi dire, le cœur battre sous sa main. Il a peint la vie des paysans dans une petite paroisse écossaise, à la fin du XVIIIe siècle.
Aussi y a-t-il tout un coin de son œuvre par lequel il est un poète purement national, et presque purement local. Une partie de sa gloire est comme engagée dans les manières et les mœurs de son pays, et même de son district. Il faut quelque effort aux Anglais eux-mêmes pour la retirer de ce qu'elle a d'écossais. Bien plus, il y a telle de ses pièces, comme Halloween, qui est faite de superstitions si particulières que Burns dut y mettre des notes explicatives, lorsqu'il publia ses poèmes, destinés pourtant à des lecteurs du Comté d'Ayr. À plus forte raison faut-il aux étrangers une étude pour arriver à saisir et à goûter la part de son génie appliquée à ce point. Il faut avoir regardé les joueurs de curling, jouer sur les lacs gelés leur jeu bruyant, pour comprendre certaines de ses images243. Il faut avoir mangé du haggis, ce singulier plat national, composé d'entrailles de mouton hachées, mélangées avec de la farine et du suif, puis liées fortement et bouillies dans un estomac de mouton; il faut l'avoir vu arriver sur le plat lourd, suintant une riche rosée semblable à des grains d'ambre; il faut avoir vu le couteau s'enfoncer dans ses flancs, et d'un seul coup, le jus s'échapper et la fumée monter, pour comprendre ce qu'il y a de poésie de lourde boustifaille, à la Rabelais, dans son Adresse à un Haggis244. De même il faut avoir mangé des scones, ces souples gâteaux de farine, ou vu, dans la confection de la soupe qu'on appelle un hotch-potch, les grains d'orge culbuter et danser au milieu des choux et du bœuf, pour se rendre compte du charme familier des endroits où il parle de ces mets nationaux245. Il faut être Écossais pour goûter ces éloges répétés du whiskey, ou tout au moins avoir vu des Écossais prendre le soir leur toddy pour le comprendre de loin246. De tous côtés, ce sont des allusions à des faits si précis et si minutieux qu'il faut entrer dans le menu détail de la vie quotidienne, pour le comprendre. Il serait sans doute excessif de demander cette préparation à des lecteurs ordinaires, et, pour les mettre au courant de ces usages, il faudrait un commentaire incessant et développé qui fatiguerait l'attention. Il y a donc un coin de Burns qui semble devoir échapper à l'appréciation universelle.
Prenons-y garde cependant. Pour nous mettre au point de vue juste vis à vis de cette portion de son œuvre, nous devons songer au travail que nous faisons pour lire Villon ou Rabelais. Nous prenons la peine de défricher le terrain autour d'eux, et nous y trouvons plaisir. N'oublions pas qu'il faut à chaque pas élucider quelque point de coutume ou de costume dans Shakspeare ou dans Molière. Songeons aussi que les détails de superstition ou de mœurs donneront à ses pièces l'intérêt archéologique qu'ont aujourd'hui certaines des pièces de Herrick, si pleines de la saveur et de la poésie de vieux usages disparus. En tout cas, c'est peut-être par là que Burns est le plus cher aux Écossais, surtout à ceux que l'esprit aventureux de la race et la pression d'une population croissante sur un sol maigre, ont envoyés à travers le monde. Aucun poète ne permet d'emporter autant de la patrie, dans son dialecte familier, dans ses scènes domestiques, dans ces mille détails insignifiants qui rendent chers les souvenirs d'enfance. Les émigrants qui sortent de la Clyde emportent parfois dans un sachet un peu de la terre natale. Ceux qui emportent Burns emportent une partie de la vie nationale.
Même lorsqu'on a défalqué cette portion du génie de Burns enfermée dans des usages dont il faut avoir la clef, il en reste assez pour le faire comprendre et admirer. L'existence des paysans écossais a mille traits communs avec celle des autres paysans. C'est la même vie, âpre, besogneuse, durement acharnée au sol, calleuse, sans beauté extérieure, mais humaine après tout, possédant ses joies, ses peines, même ses heures de noblesse, et s'harmonisant avec la nature dans une certaine poésie fruste. Comment Burns l'a-t-il représentée?
La première chose qui frappe, dans cette représentation, c'est l'exactitude, la conformité au réel, la préoccupation exclusive du vrai. C'est la vie telle qu'il l'a vue. On se trouve jeté parmi des fermiers, des mendiants, des chaudronniers ambulants, des domestiques de ferme, des maîtres d'école, des curés de campagne, des tailleurs, des meuniers, un monde d'ouvriers ou de vagabonds. Les plus riches sont vêtus en gros drap, et les plus pauvres ont des haillons. Et qu'on n'aille pas croire que ce monde est embelli. Ce ne sont pas des paysans poétiques comme dans les pastorales de George Sand, ou des vagabonds philosophiques comme dans les chansons de Béranger. Ce sont des paysans peints par l'un d'eux, rudes, grossiers, bornés aux intérêts immédiats. Tous ces gens vivent dans une vie qui est bien la leur. Ils n'en dépassent pas le niveau. Ils échangent leurs inquiétudes pour leurs moissons, ils s'occupent du temps, des scandales de la paroisse. Leur grand bonheur est de s'attabler pour boire du whiskey, et de se griser en compagnie en se racontant des histoires de filles.
Aux courses de Mauchline, à la foire de Mauchline,
Je serai fier de vous y rencontrer;
Nous donnerons une nuit de congé au souci,
Si nous nous retrouvons,
Et nous ferons échange de rimes
L'un avec l'autre.
Le pot de quatre quarts, nous le ferons tinter;
Nous le baptiserons avec de l'eau bouillante.
Puis nous nous assiérons et boirons notre coup,
Pour nous réjouir le cœur;
Et ma foi nous serons de meilleures connaissances
Avant de nous quitter.
Il n'y a rien comme de la bonne ale forte!
Où verrez-vous jamais des hommes plus heureux,
Ou des femmes plus gaies, douces et savoureuses
D'un matin à l'autre,
Que ceux qui aiment à boire une goutte
Dans le verre ou la corne?247
Braves gens, du reste, pour la plupart, pleins de jovialité, de grosse bonhomie, comme John Rankine, le fermier, ou Tam Samson, le chasseur; mais se remuant dans une vie matérielle et terre à terre. D'autres ont leurs défauts marqués: leur vulgarité, l'ivrognerie, l'hypocrisie. Ils sont bien là tels que Burns les a vus, sans qu'il ait songé à les arranger.
L'exactitude des scènes s'accompagne de la précision dans les détails. C'est en somme la même qualité.
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