Robert Burns. Angellier Auguste

Robert Burns - Angellier Auguste


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ailleurs combien la mode littéraire aurait agi sur lui. Il avait formé son style épistolaire sur les recueils de lettres du XVIIIe siècle. Sa correspondance, très remarquable comme effort littéraire et souvent très belle, est cependant bien loin de ses vers. On y trouve des dissertations éloquentes et des révélations personnelles parfois touchantes, mais dans un style abstrait, oratoire et souvent déclamatoire. Ses vraies qualités natives d'observation, de gaieté, de naturel n'y apparaissent pas. Elle n'est qu'une œuvre de pur effet littéraire.

      Par les mêmes raisons, sa gaîté a été sauvegardée. Rien ne nuit plus au rire simple, franc et large, que la préoccupation de créer un art toujours noble. La noblesse ne va pas sans gravité. Le rire n'est pas esthétique. Les joyeux bonshommes de Téniers n'ont-ils pas été traités de magots? Les époques dominées par un idéal de dignité et de beauté restent sérieuses. Qu'est devenu le rire du Menteur, qu'est devenu le rire charmant des Plaideurs, lorsque Corneille et Racine se sont consacrés uniquement à la tragédie? Il s'est éteint en eux comme une faculté inactive. N'y avons-nous rien perdu? N'existait-il pas dans ces deux hommes une force comique qui a été atrophiée par la tendance vers un art toujours imposant? Ce quelque chose de solennel, cette tenue, cette bienséance, qui excluent le laisser-aller du rire, est un résultat presque aussi inévitable de la culture littéraire que la tendance à l'abstrait, dont nous parlions plus haut. La grâce, l'urbanité, la plaisanterie modérée, le sourire fin, peuvent se plaire dans cette atmosphère distinguée; le rire fougueux, bruyant, et populaire s'y sent gêné.

      D'autre part, aucun jugement moral n'intervenait pour restreindre sa sympathie envers les caractères des hommes. On peut dire que cette absence de préoccupation morale n'est pas moins nécessaire à une représentation étendue de la vie que l'absence de préoccupation esthétique; elle en est le complément intérieur; elle est indispensable à un peintre d'hommes, s'il veut être autre chose qu'un satiriste. Pour qui les examine avec rigueur, les actions humaines perdent toute saveur dans le goût amer du blâme. Elles se flétrissent entre ses mains, honteuses d'elles-mêmes, et ligotées par les reproches. De plus, un tel homme restera toujours en dehors d'elles, étant un juge. Or, pour faire vraiment exister une âme ou un acte, il faut être en sympathie momentanée avec eux, vivre en eux, fussent-ils mauvais, quitte à se prononcer quand leur œuvre est achevée, ou plutôt à laisser parler les résultats. Cela est si vrai que, dans Molière, la figure de Don Juan est une création dramatiquement supérieure à celle de Tartuffe, parce qu'elle contient moins de réprobation. Le poète a abordé ce dernier avec une indignation devant laquelle le personnage s'est refermé. C'est un caractère clos. Nous ne savons de lui que ses actes, nous n'entrons pas en lui, il nous reste inconnu, comme à ceux qui ont déjoué ses trames sans pénétrer son âme. C'est un caractère traité par le dehors, comme dans une satire. Dans Shakspeare, cette installation au cœur du personnage est constante. Pendant que Iago lui-même parle et agit, nous sommes en lui, et ce scélérat énigmatique, s'il ne nous livre ni les origines de son mépris pour les hommes, ni ses dernières réflexions sur la vie, nous donne au moins des moments de son âme, la formule de sa misanthropie, et l'aspect d'excuse que ses forfaits prennent à ses yeux. Burns avait ce genre de sympathie, ce qu'on pourrait appeler cet égoïsme objectif. Sa nature impétueuse, et, pour l'instant, oublieuse d'elle-même, le jetait d'emblée dans les choses. Rien ne le retenait en lui. Il leur appartenait tout entier, pour peu de temps, il est vrai. Il s'intéressait à la vie pour elle-même, pour les énergies qu'elle manifeste. Sentir fortement et sincèrement était à ses yeux ce qui passait avant tout. Cette idée revient dans ses vers, sans cesse.

      Mais si, comme on me le dit,

      Vous haïssez autant que le diable lui-même

      Le cœur de pierre incapable de ressentir,

      Allons, Monsieur, voici à votre santé237.

      La marque d'un homme n'était pas de suivre droit le chemin, mais d'être poussé par la passion.

      Bénédiction sur la troupe des joyeux,

      Qui aiment si chèrement une danse ou une chanson,

      Et ne pensent jamais au bien ou au mal,

      Par règle et compas;

      Mais, selon que les taons du sentiment les piquent,

      Sont sages ou fous238.

      Aussi n'était-il pas exigeant envers les hommes. Il ne les imaginait pas foncièrement pervers, ni non plus excellents. Il pensait qu'il entrait dans leur composition du bien et du mal. Dès sa jeunesse, il avait dit: «J'ai souvent observé que chaque homme, même le plus mauvais, a en lui quelque chose de bon»; et après avoir montré que la qualité d'une vie dépend souvent des circonstances, il ajoutait: «Celui qui réfléchirait à tout cela regarderait les faiblesses, que dis-je? les fautes et les crimes de tous les hommes qui l'entourent, avec l'œil d'un frère»239. Vers le terme de ses jours, il pensait encore «que chaque homme a ses vertus et qu'aucun homme n'est sans faiblesses», que «dévier plus ou moins de la convenance et de la rectitude est inséparable de la condition humaine»240. Il aimait à retrouver, dans les misérables que le sort a dégradés et la société condamnés, les traces de ce mélange. «J'ai souvent recherché la connaissance de cette partie du genre humain communément désignée sous le nom de chenapans, quelquefois plus que cela ne convenait à la sûreté de ma réputation, de ceux qui, par une prodigalité imprévoyante ou des passions emportées, ont été poussés à la ruine. Quoiqu'ils soient déshonorés par des folies, que dis-je, quelquefois «souillés de fautes et tachés de rouge par des crimes», j'ai trouvé, parmi eux, dans bien des cas, les plus nobles vertus: la magnanimité, la générosité, l'amitié désintéressée et même la modestie»241. C'est pour cette classe d'hommes qu'il semblait avoir le plus de sympathie: ses Joyeux mendiants sont un ramassis de canailles, et Tam de Shanter n'est pas loin d'être un gredin.

      Il devait cette absence d'exigence morale, en partie à la clarté de son esprit, mais aussi à la conscience de ses fautes, à sa révolte contre l'hypocrisie qui l'entourait et la rigueur dont il avait souffert. Il la devait aussi au fait de vivre dans une classe de gens peu raffinés d'âme et robustes de tempérament, où l'interdiction morale, comme il arrive chez les paysans, ne pénètre pas profondément, parce que les esprits sont simples et les corps vigoureux, et où s'accomplissent avec naïveté les fonctions élémentaires qui sont les gros ressorts de la vie.

      Ainsi protégé, le génie de Burns a été libre de s'adresser à la vie elle-même, sans intermédiaire. Il a été à elle, sans le sentiment exclusif de la beauté physique ou morale, sans l'idée d'un choix à faire, de certaines choses à admettre comme nobles, d'autres à rejeter comme ignobles. Le mépris pour les réalités, les vulgarités et les laideurs de la vie, est la marque d'une nature qui manque d'étendue et d'exactitude, dans l'étude des hommes. Ne consentir à percevoir l'existence que dans sa beauté, c'est l'aborder avec un système. Elle est à la fois belle et laide, ou plutôt, elle est ce qu'elle est. Burns avait à un haut degré le sentiment de la réalité, et l'aimait dès qu'elle était forte et vraie. Ce n'est pas à dire qu'il n'ait pas connu la beauté. Il l'a rencontrée, parce qu'elle fait partie de la vie au même titre que le reste. Ceux qui font profession de l'exclure sont tout simplement les esthéticiens du laid; ils sont les classiques du répugnant. Ils mutilent la vie d'un autre côté; c'est le même défaut d'extraire de la vie complète une de ses qualités, pour la considérer seule. Burns ne pensait pas à cela. Il admettait la vie telle qu'elle s'offre à nous, dans un mélange de beau et de laid, de noble et de bas, se préoccupant de la vérité et non de la beauté des tableaux.

      En sorte que, malgré les inclémences et les cruautés que la destinée a eues pour Burns, elle a été, après tout, favorable à ce qu'il y avait de meilleur en lui, à ce qui était réellement lui. Elle a mêlé aux misères et aux anxiétés dont il a été abreuvé, des bienfaits qui ont tout racheté. Mieux vaut, mille fois, avoir été


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<p>237</p>

Invitation to Kennedy.

<p>238</p>

Epistle to Major Logan.

<p>239</p>

Common-place book. March 1784.

<p>240</p>

To Alex. Cunningham, 11th June 1791.

<p>241</p>

Common-place Book. March 1784.