Robert Burns. Angellier Auguste
plus lointaines, cela ne nous aide guère à connaître ce qu'il a vu et ce qu'il a ressenti. On sait de plus que Burns avait reçu ses premières impressions littéraires de la lecture d'Addison et de Pope. Il se peut qu'il y ait eu dans ces fréquentations une influence impalpable, cette sorte de manière d'être qui se dégage d'un auteur et peut gagner ceux qui ont avec lui un commerce familier. C'est là une influence plus générale, plus profonde et plus subtile, qui souvent ne se trahit par aucune imitation extérieure; cela ressemble à l'autorité d'un caractère. Ce sont là des choses insaisissables, inaccessibles, qui appartiennent au mystère de la formation des esprits.
Il est entendu que ce tableau des formes littéraires que Burns a reçues de ses prédécesseurs n'entend, en aucune façon et à aucun degré, être une explication de son œuvre. C'est simplement l'exposé des moules littéraires qu'il avait à sa disposition, et comme le dessin des vaisseaux qu'il trouva sous la main. Il y a versé son vin à lui, qui est à proprement parler son génie; pas plus que le vase n'explique l'arôme du vin, la forme littéraire n'explique l'âme qu'elle contient. Prendre des transmissions et des emprunts de pures enveloppes pour des influences ou des causes morales est une erreur trop fréquente pour qu'il ne soit pas inutile de s'en défendre. Il ne faut, en effet, pas oublier que, de toutes les influences qui contribuent à former un génie littéraire, les influences littéraires sont peut-être les moindres ou les moins profondes. Elles fournissent, ou des modèles techniques, ou, à leur accorder toute leur importance, des aliments intellectuels, et en même temps des points de départ et des buts d'ambition. Elles sont ce qu'un musée de tableaux peut être pour une jeune intelligence en qui remuent des aspirations vers la peinture, une collection de procédés, d'exemples et de motifs. Elles peuvent même déterminer le mode dans lequel s'exerceront ou commenceront à s'exercer les efforts. Mais ce ne sont pas elles qui donneront ni la violence, ni la vivacité de sentiment, qui sont le fond et l'essence du génie, ni même les sensations dans lesquelles ces dons s'exercent et se fortifient. Le spectacle de la vie, ses propres passions ont plus fourni à Burns que les lectures, et aussi les mille aspects de la nature mourante ou renouvelée. Parmi ses maîtres, il en est qui lui ont enseigné plus que tous les autres et pour lesquels il a proclamé sa reconnaissance.
Le poète simple et rude, attaché à sa charrue rustique,
Chaque branche lui enseigne son métier mélodieux:
Le linot chanteur et la grive moelleuse,
Qui, dans leur buisson d'épine verte, doucement, saluent le soleil couchant;
L'alouette montante, le rouge-gorge aigu qui aime à être perché,
Ou les plouviers gris, au cri profond, qui sifflent sauvagement en passant au-dessus de la colline224.
CHAPITRE II
Ce qui frappe tout d'abord lorsqu'on lit Burns, c'est une sensation de vie drue, pressée, presque turbulente, à force de bruit et de mouvement. Lorsqu'on y regarde de plus près et qu'on analyse ses lectures, cette sensation s'accroît. Les sujets sont tous fournis par la réalité. Ils conservent l'émotion récente; ils en sont encore agités et frémissants. Ce sont presque toujours des motifs pleins d'animation: des rencontres, des prédications, des querelles, des chevauchées, des orgies rustiques, des foires, des occupations rustiques; on y parle, on y chante, on y gesticule. Ils sont, en outre, toujours traités en action et dramatisés. Mais ce n'est là qu'une faible partie de leur vitalité. De tous côtés, par toutes les fissures, les faits de l'existence réelle y pénètrent. Dans ces sujets, déjà si vivants, il y a une quantité de petites scènes d'activité, de besogne et de bruit, où des hommes travaillent, jouent, se battent et se démènent de mille façons. Ses pièces ne chôment jamais. Elles n'ont pas un instant de repos.
On en peut prendre une au hasard. Il s'agit de l'orge écossais, père de la bière et du whiskey, et du jus dont «il remplit les verres ou les pintes225.» Dès le début, c'est une suite de peintures qui se succèdent et se poussent les unes les autres. L'orge est le roi des grains! Il glisse à travers les serpentins tortueux, ou bien, d'une riche couleur brune, il écume et déborde en mousse glorieuse. Il nourrit l'Écosse. Le voilà assoupli en gâteaux, ou précipité dans l'eau et sautant à gros bouillons en compagnie des choux et du bœuf. Sans lui, que serait l'existence? Elle irait lourdement traînée, en peinant et en geignant; mais ses roues, huilées par lui, glissent, tournent et roulent, comme en descendant une colline, avec un bruit joyeux. Et aussitôt la vie se précipite de toutes parts dans le sujet! Il est l'âme des réunions publiques, des foires et des marchés. Voici des dévots qui assiègent les tentes où les rafraîchissements se vendent à la porte de l'église! Voici les rentrées des moissons avec leurs libations! Voici les matins de nouvel an avec les salutations et les trinqueries des voisins! Le forgeron a bu un coup: Plus de merci pour le fer ni l'acier! Ses bras musculeux et osseux lancent à toutes volées le lourd marteau. Billot et enclume tremblent et tressaillent, avec une clameur assourdissante. Ce n'est rien encore. Voici des commères qui bavardent autour d'un nouveau-né; des voisins qui se réconcilient en trinquant! Chacune de ces scènes agit, remue, vit. Les strophes du forgeron tintent et retentissent d'un vacarme métallique. On dirait qu'on passe devant la porte d'une forge. Si l'on veut apprécier la différence qu'il y a entre une description de génie et une description de talent, il n'y a qu'à rapprocher le forgeron de Burns de celui de Longfellow226. Et toutes ses pièces sont ainsi des défilés de scènes aussi vivantes.
Ce n'est pas tout. Dans les intervalles qui séparent ces petites scènes, ce sont des métaphores, des comparaisons, des images faites avec les choses de la vie quotidienne, des noms d'objets, des termes de métiers, des actions de tous les jours. Il est impossible d'oublier qu'on est en pleine réalité. Prenons au hasard. Il veut faire dire à un des élus presbytériens que le temps du doute est passé et que celui de la joie arrive.
Près de la rivière de Babel, nous ne pleurerons plus,
En pensant à notre Sion;
Nous ne suspendrons plus nos violons,
Comme des linges de bébés à sécher.
Allons, tournons la clef, accordons;
Préludons sur les cordes.
Oh! superbe! de voir nos coudes remuer
Et frétiller comme des queues d'agneaux227.
Quiconque a eu le privilège d'apercevoir un troupeau de moutons sous cette perspective se rendra compte de ce qu'il y avait d'exact et d'amusant dans cette comparaison. Une femme tend la bouche comme «une écuelle à aumône228». Un baiser claque «comme le fouet d'un marchand ambulant229». En enfer, dans cette caverne noire «dont les écoutilles sont fermées», le diable «éclabousse les damnés avec son baquet à soufre230». Son cheval vieilli s'avance lourdement, «comme une barque à pêcherie saumon231.» Enfin, les intervalles de plus en plus resserrés sont remplis de mots qui évoquent des idées de mouvement, de foule, de bruit: foires, marchés, mariages, veillées; de vocables encore tout chargés de la vie à laquelle ils viennent de servir; d'adjectifs familiers, expressifs, et d'usage journalier; de noms d'objets, d'outils, de jeux; c'est comme une poussière animée.
De sorte que, jusque dans les profondeurs, il y a un remuement et, pour ainsi parler, un grouillement de vie; car toutes ces impressions se mêlent, s'accumulent, se traversent. On ne peut mieux rendre cette impression qu'en la comparant à celle qu'on a au-dessus des eaux courantes et poissonneuses. Dans le mouvement du flot, on voit se mouvoir les plus beaux poissons, puis, entre ceux-ci, de moindres, et, au-dessous, de plus petits encore que l'œil discerne à peine et qui montrent seulement que la vie va jusqu'au fond.
Il faut dire que la destinée, si rigoureuse pour lui à tant d'égards, parut, sur ce point, attentive à favoriser
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