Robert Burns. Angellier Auguste
de sa patrie. Mais il a su admirer la grâce native et l'élégance de la race, avec l'œil d'un véritable et délicat artiste.
Le vrai successeur de Ramsay et le vrai prédécesseur de Burns fut Robert Fergusson. Sa vie, qui est un contraste avec celle du premier, fut plus courte encore et plus malheureuse que celle du second201. C'est une histoire lamentable. Il était né à Édimbourg en 1750. Il avait passé, dans ces hautes maisons sans air et sans lumière, une enfance maladive. À l'âge de treize ans, il avait obtenu une bourse à l'Université de Saint-Andrews. Il en sortit à dix-sept ans, et revint à Édimbourg, sans savoir prendre de parti pour la direction de sa vie. Il fut obligé, pour avoir du pain, de se mettre copiste de papiers légaux. Il passait sa journée à cette besogne et le soir, comme il était recherché pour sa gaîté et son esprit, il prenait part à l'épaisse débauche des clubs. Dans les intervalles, il écrivait ses poèmes qui parurent dans le Weekly Magazine, et furent publiés en volume en 1773, sans qu'ils paraissent lui avoir rapporté un shelling. Sa constitution délicate ne pouvait résister longtemps à la triple fatigue du travail, de la misère, et des excès. Au commencement de 1774, il commença à donner des signes de dérangement d'esprit. Il alarma un de ses amis en lui racontant, avec des regards effarés et des gestes extravagants, que la veille au soir il s'était pris de querelle avec des étudiants, que dans la bagarre l'un d'eux avait tiré un coutelas et lui avait tranché la tête, que sa tête avait roulé assez loin toute tremblante, toute coulante de sang, et que, sans sa présence d'esprit, il serait un homme mort; mais qu'il avait couru après elle, qu'il l'avait replacée si adroitement dans son ancienne position que les parties s'étaient rejointes, et qu'on ne pouvait découvrir aucune trace de sa décapitation. C'était la folie dont tous les affreux symptômes ne tardèrent pas à se montrer: les refus de nourriture pendant des jours entiers, les longues plaintes murmurées à soi-même, les crises de violence, et parfois d'adorables moments de poésie, et ces chansons navrantes, souvent si expressives, des fous. Il chantait alors une délicieuse mélodie: Les Bouleaux d'Invermay, avec un accent très pathétique et très tendre. Sa mère veuve était sans ressources. On fut réduit à le mettre dans un de ces asiles d'aliénés, qui étaient alors d'horribles repaires de douleur. Il fallut le tromper, le faire monter en chaise à porteurs, comme pour aller à une partie de plaisir. Quand il se vit dans ces murailles, il devina tout et poussa un cri désespéré, auquel répondirent, comme un écho, les hurlements des fous. Les deux amis qui l'avaient amené là s'enfuirent horrifiés.
Il resta deux mois dans une de ces cellules, pires que nos cachots. Quand il était tranquille, on permettait qu'il reçût des visites. Quelques jours avant sa mort, sa mère et sa sœur le trouvèrent sur son grabat de paille, calme et raisonnable. Cette dernière scène est douloureuse à lire. Le soir était froid et humide, il pria sa mère de rassembler les couvertures sur lui et de s'asseoir à ses pieds, car, disait-il, ils étaient si froids qu'ils étaient insensibles au toucher. Sa mère fit comme il désirait, et sa sœur s'assit auprès de son lit. Il regarda sa mère mélancoliquement et lui dit: «Oh, mère, comme vous êtes bonne». Puis s'adressant à sa sœur: «Ne pourriez-vous pas venir souvent et vous asseoir près de moi; vous ne sauriez vous imaginer comme je serais bien ainsi; vous pourriez apporter votre ouvrage et coudre près de moi». Elles ne purent lui répondre, et l'intervalle de silence fut rempli de leurs sanglots et de leurs larmes. «Qu'avez-vous? reprit-il? Pourquoi vous chagrinez-vous pour moi, messieurs? Je suis bien soigné ici… je vous assure, je ne manque de rien… seulement il fait froid… il fait très froid. Vous savez bien, je vous l'ai dit que cela finirait ainsi… Oui, je vous l'ai dit. Oh! ne vous en allez pas encore, mère… j'espère être bientôt… Oh! ne vous en allez pas encore… ne me laissez pas!» Le gardien vint dire aux pauvres femmes que l'heure de partir était venue. Encore quelques jours, on le trouva mort; «dans la solitude de sa cellule, dans les horreurs de la nuit, sans une main pour l'aider ou un œil pour le plaindre, le poète expira, son lit de mort fut un paillasson de paille; les derniers sons qui résonnèrent à son oreille furent les hurlements de la démence202». Dans les agonies de poètes, il n'en est pas de plus affligeante; elle l'est plus que celles de Gilbert et d'Hégésippe Moreau. Ainsi se termina, avant la vingt-quatrième année, une vie qui avait été aimable, inoffensive, et, sous ses excès, innocente. Le souvenir de Fergusson resta cher à ses amis.
Ce malheureux garçon était poète, un vrai poète, à sa manière et dans son petit domaine. Il n'avait pas le sens de la grâce physique, ni ces rapides éclairs épars dans Ramsay, ni ces soudains coups de beauté qui éclatent dans Burns. Dans les vieilles rues sombres, la race est souvent moins belle, et surtout ignore ces travaux qui montrent le corps dans des attitudes avantageuses. Il n'avait pas non plus le sentiment de fraîcheur qu'une enfance campagnarde a donné aux deux autres poètes. Sa poésie ne sent jamais l'aubépine, les senteurs des fèves en fleurs n'y arrivent pas. Pauvre Fergusson! Il n'avait jamais respiré à longs loisirs l'atmosphère large et pure des champs; il avait vécu dans l'ombre puante des ruelles, au pied humide des immenses maisons dont le toit seul connaît la lumière. Si le soleil apparaît chez lui, c'est au sommet des édifices quand il touche le coq de Saint-Giles ou le haut des cheminées. Enfermé toute la journée dans son taudis de commis, descendant le soir dans les tavernes, il semble surtout avoir vu le soleil en rentrant chez lui au point du jour. La clarté était pour lui une chose de luxe. Il lui manquait encore la vraie gaîté, le mouvement des vieux poèmes, la large jovialité qu'un tempérament robuste communiquait à Burns, et la claire animation que Ramsay tenait de son contentement de la vie. De complexion maladive, étiolé et affaibli par les privations et le manque d'air, il ne pouvait avoir la même vitalité. Enfin, chose étrange en un homme si jeune, il ne semble pas avoir aimé. Il n'y a guère d'allusion chez lui qu'aux amours nocturnes qu'on rencontre sous un réverbère. Il était misérable, mal vêtu, honteux. Dans des vers qui ne manquent pas de tristesse, il dit lui-même:
Si un gars ardent gémit,
Pour les faveurs des yeux d'une dame,
Qu'il ait soin de ne pas se montrer,
Avant d'avoir mis
Son corps dans un fin fourreau
De beau drap fin.
Car s'il vient en habit râpé,
Elle se souciera de lui comme d'une figue,
Plissera amèrement sa jolie bouche,
Et le renverra en grondant;
L'amoureux peut s'épargner la route
Qui n'a pas de drap fin203.
On dirait qu'il y a là une souffrance personnelle. Mais avec tous ces manques, il avait une observation juste, précise et sincère, un joli sens pittoresque, beaucoup de naturel et d'aisance, une certaine grâce, une langue souple et claire, un filet d'ironie tranquille et légère. Il avait appliqué ces qualités aux scènes qui l'entouraient. Il a été le poète d'Édimbourg, le peintre des rues, des carrefours, des tavernes, des caves à huîtres, des scènes populaires, des fêtes de faubourg, des incidents qui mettent en émoi et en remuement le bas peuple.
Tantôt il montre les réjouissances qui marquent à Édimbourg le jour de naissance du roi. Les cloches sonnent, le château tire une salve de canons; les mendiants du roi arrivent recevoir leur cadeau annuel. Ce sont des mendiants privilégiés; ils reçoivent ce jour-là autant de pence que le roi a d'années, un vêtement bleu neuf, un bon dîner et un sermon d'un des chapelains du roi.
Chante, également, Muse, comment les gars en robe bleue,
Comme des épouvantails détachés des arbres,
Viennent ici quitter leurs habits en haillons,
Et recevoir leur paie.
Où est le magistrat qui est plus fier qu'eux
Le jour de naissance du Roi?204
La garde civique s'est mise en grand uniforme; les pétards partent, sifflant de tous côtés, brûlant de temps
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Nous avons consulté, pour la vie de Fergusson, la notice très étendue du
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Peterkin.
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