Robert Burns. Angellier Auguste
rustique à la manière du Mariage de Jok et Jynny, mais avec plus de mouvement et de verve comique. Il retrouva la gaîté robuste qui enlève les strophes de Jacques I.183
Ce tableau des formes que s'est successivement créées la poésie écossaise et dans lesquelles elle s'est développée, ne serait pas complet si l'on omettait celles dont l'a enrichie William Hamilton de Gilbertfield. C'était un ancien lieutenant de l'armée, retiré à la campagne, où il se distrayait par des essais littéraires. Sa réputation est fondée sur deux choses.
Il a appliqué la strophe de Francis Semple à l'épître familière, pour laquelle elle paraît faite spécialement, se prêtant à l'allure libre d'une causerie. Il adressa, sous cette forme, à Allan Ramsay, une lettre d'admiration, quelque chose comme la lettre de Lamartine à Byron, ou de Musset à Lamartine, sauf qu'ici l'admiration vient d'un homme plus âgé, s'en va pédestrement, en gros bas de laine, et parle patois. Il en résulta, entre les deux poètes, un échange d'épîtres plaisantes et cordiales184. La mode s'en est répandue après eux parmi les poètes écossais, et l'épître familière a pris chez eux l'importance d'un genre littéraire. Il s'en trouve dans Fergusson. C'est d'après cette tradition que Burns a écrit sa première Épître à Lapraik qu'il ne connaissait que pour avoir entendu chanter une de ses chansons. C'est ainsi qu'il reçut à son tour une épître de Willie Simpson, poète et maître d'école à Ochiltree, à laquelle il répondit, comme Ramsay avait répondu à Gilbertfield. C'est à cette occasion qu'ont été écrites presque toutes ses épîtres, les plus considérables tout au moins, et celles qui contiennent le plus de renseignements sur sa vie.
Le second titre de Gilbertfield à l'attention est un poème intitulé Les dernières paroles mourantes du brave Heck, un lévrier fameux dans le comté de Fife. Un pauvre chien, qu'on va pendre parce qu'il est vieux, se remémore avec tristesse les jours où il était souple et rapide; il se rappelle les poursuites ardentes après les lièvres pendant des journées entières. Il y a, dans son étonnement d'être maintenant condamné et dans sa résignation, quelque chose de navrant, comme les regards doux et soumis que les chiens adressent à leur maître alors même qu'il les assomme.
Sur le Moor du Roi, sur la plaine de Kelly,
Où de bons forts lièvres détalent roide,
Si habilement je bondissais
Avec fond et vitesse;
Je gagnais la partie, avant eux tous,
Net et clair.
Je courais aussi bien par tous terrains,
Oui, même parmi les rocs d'Ardry,
J'attrapais les lièvres par les fesses
Ou par le cou,
Là où rien ne les atteignait que les fusils
Ou le brave Heck.
J'étais rusé, fin et finaud,
Avec mon vieux malin camarade Pash,
Personne n'aurait pu nous payer avec de l'argent,
À quelques égards;
Ne sont-ils pas damnablement durs
Ceux qui pendent le pauvre Heck?
J'étais un chien dur et hardi,
Bien que je grisonne, je ne suis pas vieux;
Quelqu'un peut-il me dire
Ce que j'ai fait de mal?
Me jeter des pierres avant que je sois refroidi,
Cruelle action!185
Ce poème intéresse Burns parce qu'il a manifestement inspiré une de ses premières productions, La mort et les dernières paroles de la pauvre Mailie, l'unique brebis favorite du poète. Le sujet est traité d'une manière différente, et il est, dans Burns, autrement dramatique, autrement chargé de vie. Mais le seul rapprochement des deux titres indique assez la filiation.
Bien que Le brave Heck soit un curieux petit poème, et que les épîtres à Ramsay soient, pour la vivacité et l'imprévu des drôleries, égales sinon supérieures aux réponses, Gilbertfield n'est pas un grand homme. Il est inférieur aux Semple de Beltree. Toutefois il n'en doit pas moins être tenu en considération dans la poésie écossaise. Il a servi à allumer la lampe d'Allan Ramsay, comme Allan Ramsay a servi à allumer celle de Burns, selon l'expression de Walter Scott. C'est la lecture de ce poème qui a inspiré à Ramsay le désir et l'ambition d'écrire:
Quand je commençai à apprendre des vers,
Et pus réciter vos «Rochers d'Ardry»,
Où le brave Heck courait vite et farouche,
Cela enflamma mon cœur.
Alors l'émulation m'aiguillonna
Qui depuis n'a jamais cessé.
Puissé-je être moulu d'un maillet,
Si je prise peu vos vers;
Vous n'êtes jamais rugueux, creux, ni ombrageux,
Mais jovial et aisé,
Et vous frappez, juste en plein, dans l'esprit
De Habby notre modèle186.
Habby, on le reconnaît, n'est autre chose que Habby Simpson auquel Allan Ramsay rend ainsi hommage par un éloge de côté. Ces strophes auraient suffi pour conserver le nom de Gilbertfield dans une lumière moyenne. Burns l'a frappé d'un rayon plus rapide et plus brillant, rien qu'en le citant.
Mon bon sens serait dans une hotte,
Si j'osais espérer gravir,
Avec Allan ou avec Gilbertfield,
Le talus de la renommée,
Ou avec Fergusson, le pauvre commis,
Un nom immortel187.
Cela suffit pour que le poète de Bonny Heck garde, parmi les hommes de sa race, une petite immortalité. C'est quelque chose de comparable à celle qui est conférée aux hommes obscurs dont les grands peintres représentent les traits et inscrivent le nom dans le coin d'un tableau.
Il ne faut pas cependant hésiter à dire que, si tous ces essais ne servaient à retracer les origines d'une véritable production, digne de figurer parmi les parures d'une nation, ils auraient été oubliés. Ce seraient des bruits évanouis, comme tant de mots heureux, de causeries humoristiques, de paroles brillantes, en qui a palpité, pendant un instant, toute une âme. Les hommes dont nous venons de parler n'ont pas été des écrivains; ils ont été, suivant une juste expression, les poètes d'un seul poème. C'étaient des amateurs qui ont eu, un jour, la main heureuse. Leurs productions ne suffisent pas à constituer une littérature; ils en sont les premiers frémissements. Ils dénotent que, sous le firmament assombri du puritanisme, dans la tourmente des querelles théologiques et des persécutions religieuses, alors que tout était stérile, orageux et dévasté, la sève vivait encore. Elle n'attendait, pour se montrer, jaillir et écumer en fleurs, qu'un peu de calme et de soleil.
En effet, aussitôt que la paix reparut, on vit bien que ces signes n'étaient pas trompeurs. Dès le commencement du XVIIIe siècle, il y eut un fort mouvement littéraire et une renaissance de poésie nationale. Pendant le XVIIe siècle, l'énergie de la nation s'était portée toute entière à défendre son indépendance de conscience; la force nerveuse du pays s'était usée dans un immense effort de résistance et dans une indomptable tension de volonté. Les persécutions endurées, les services clandestins, les prédications sur les montagnes désertes, un enthousiasme où toute la ferveur de la nation se consumait comme en une flamme sombre, avaient absorbé toute la vitalité. Il y avait eu des martyrs jusqu'au bord du XVIIIe siècle. Lorsqu'on
183
Sur Francis Semple, voir Irving,
184
Les épîtres d'Hamilton de Gilbertfield à Ramsay se trouvent dans les éditions de Ramsay, avec les réponses de celui-ci. – J. Grant Wilson les reproduit dans
185
On trouvera
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187