Le capitaine Paul. Dumas Alexandre

Le capitaine Paul - Dumas Alexandre


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yeux dans toute l'admirable perfection de leurs détails, et quoique, faute d'habitude ou de vocation, le jeune comte d'Auray fût ordinairement peu sensible à la beauté revêtue de cette forme, il ne pouvait s'empêcher d'admirer l'élégance de la carène, la finesse et la force des mâts, et la ténuité des cordages, qui semblaient, sur le ciel encore coloré des feux du soleil couchant, des fils flexibles et soyeux tressés par quelque araignée gigantesque. Au reste, la même immobilité régnait sur le bâtiment, qui paraissait, soit insouciance, soit mépris, s'inquiéter médiocrement de la visite qu'il allait recevoir. Un instant le jeune mousquetaire crut apercevoir, passant par l'ouverture d'un sabord, près de la gueule fermée d'un canon, l'extrémité d'une lunette braquée de son côté. Mais le navire, dans ce mouvement lent et demi-circulaire que lui imprimait la respiration de l'Océan, étant venu à lui présenter sa proue, ses yeux se fixèrent sur la figure sculptée qui donne ordinairement son nom au vaisseau qu'elle pare: c'était une de ces filles de l'Amérique découverte par Christophe Colomb, et conquise par Fernand Cortez, avec son bonnet de plumes aux mille couleurs, et son sein nu, orné de colliers de corail. Quant au reste du corps, il se liait, moitié sirène, moitié serpent, d'une manière fantastique et par des arabesques bizarres, à la membrure du vaisseau. Plus la barque s'approchait de la frégate, plus cette image semblait fixer les regards du comte. C'est qu'en effet c'était une sculpture, non seulement étrange de forme, mais tout à fait remarquable d'exécution, et l'on s'apercevait facilement que c'était, non pas un ouvrier vulgaire, mais un artiste de talent qui l'avait tirée du bloc de chêne où elle avait dormi pendant des siècles. De son côté, l'enseigne remarquait, avec une certaine satisfaction de métier, l'attention croissante que l'officier de terre était forcé de donner à ce bâtiment. Enfin, voyant que cette attention était entièrement concentrée sur la figure que nous venons de décrire, il parut attendre avec une certaine anxiété l'avis du comte; puis, voyant qu'il tardait à le manifester, quoiqu'on en fût alors assez proche pour qu'aucune de ses beautés ne lui échappât, il prit le parti de rompre le premier le silence, et de questionner à son tour son jeune compagnon:

      – Eh bien! comte, lui dit-il, cachant l'intérêt qu'il prenait à la réponse sous une apparente gaîté, que dites-vous de ce chef d'oeuvre?

      – Je dis, répondit Emmanuel, que, relativement aux ouvrages du même genre que j'ai vus, il mérite véritablement le nom que vous lui donnez.

      – Oui, dit négligemment l'enseigne, c'est la dernière production de Guillaume Coustou, qui est mort avant de l'avoir achevée; elle a été finie par son élève, un nommé Dupré, homme de mérite, qui meurt de faim, et qui est obligé de tailler le bois à défaut de marbre, et d'équarrir des proues de vaisseaux quand il devrait sculpter des statues. Voyez, continua le jeune marin, imprimant au gouvernail un mouvement qui, au lieu de conduire la barque droit au vaisseau, la faisait dévier de manière à passer à l'une de ses extrémités, c'est un véritable collier de corail qu'elle a au cou, et ce sont de véritables perles qui pendent à ses oreilles. Quant à ses yeux, chaque prunelle est un diamant qui vaut cent guinées à l'effigie du roi Guillaume. Il en résulte que le capitaine qui prendra cette frégate aura, outre l'honneur de l'avoir prise, un splendide cadeau de noces à faire à sa fiancée.

      – Quel étrange caprice, dit Emmanuel, entraîné lui-même par la bizarrerie du spectacle qui s'offrait à ses regards, que celui d'orner son vaisseau comme on ferait d'un être animé, et de jeter ainsi des sommes considérables aux chances d'un combat et au hasard d'une tempête!

      – Que voulez-vous? répondit le jeune enseigne avec un accent de mélancolie indéfinissable, nous autres marins, qui n'avons d'autre famille que nos matelots, d'autre patrie que l'Océan, d'autre spectacle que la tempête, et d'autre distraction que le combat, il faut bien que nous nous attachions à quelque chose. N'ayant pas de maîtresse réelle, car qui voudrait nous aimer, nous autres goélands à l'aile toujours ouverte? il faut que nous nous fassions un amour imaginaire. L'un s'éprend pour quelque île bien fraîche et ombreuse, et chaque fois qu'il l'aperçoit de loin, sortant de l'Océan, pareille à une corbeille de fleurs, son coeur devient joyeux comme celui d'un oiseau qui revoit son nid. L'autre a une étoile chérie entre les étoiles, et pendant ces belles et longues nuits de l'Atlantique, chaque fois qu'il passe sous l'équateur, il lui semble qu'elle se rapproche de lui et qu'elle le salue d'une lueur plus vive et d'une flamme plus ardente. Il y en a enfin, et c'est le plus grand nombre, qui s'attachent à leur frégate comme à une fille bien-aimée, qui gémissent à chaque membre que le vent lui brise, à chaque blessure que le boulet lui creuse, et qui, lorsqu'elle est frappée au coeur par la tempête ou par la bataille, aiment mieux mourir avec elle que de se sauver sans elle, et donnent à la terre un saint exemple de fidélité en s'engloutissant avec l'objet de leur amour dans les abîmes les plus profonds de l'Océan. Eh bien! le capitaine Paul est un de ceux-là: voilà tout; et il a donné à sa frégate la corbeille de noces qu'il destinait à sa fiancée. Ah! ah! les voilà qui s'éveillent.

      – Ohé! les gens de la barque, cria-t-on du bâtiment, que voulez vous?

      – Monter à bord de la frégate, répondit Emmanuel. jetez donc une corde, une amarre, ce que vous voudrez, afin qu'on puisse s'accrocher à quelque chose.

      – Tournez à tribord, et vous trouverez l'escalier.

      Les rameurs obéirent aussitôt à cette injonction, et, quelques secondes après, les deux jeunes gens se trouvaient effectivement près la coupée qui conduisait sur le pont. L'officier de garde vint les recevoir à l'embelle avec un empressement qui parut de bon augure à l'Emmanuel.

      – Monsieur, dit l'enseigne s'adressant au jeune homme, qui, revêtu du même uniforme que lui, semblait occuper le même grade, voici mon ami, le comte… À propos, j'ai oublié de vous demander votre nom…

      – Le comte Emmanuel d'Auray.

      – Je disais donc que voilà mon ami, le comte Emmanuel d'Auray, qui désire vivement parler au capitaine Paul. Est-il à bord?

      – Il vient d'arriver à l'instant, répondit l'officier.

      – En ce cas, je descends près de lui pour le prévenir de votre visite, mon cher comte. En attendant, voilà monsieur Walter qui se fera un plaisir de vous faire visiter l'intérieur de la frégate. C'est un spectacle curieux pour un officier de terre, d'autant plus que je doute que vous trouviez beaucoup de vaisseaux tenus comme celui-ci. N'est-ce pas l'heure du souper?

      – Oui, monsieur.

      – Eh bien! cela n'en sera que plus curieux.

      – Mais, répondit l'officier hésitant, c'est que je suis de garde.

      – Bah! vous trouverez bien parmi vos camarades quelqu'un qui veille un instant à votre place. Je tâcherai que le capitaine ne vous fasse pas faire trop longtemps antichambre. À vous revoir, comte. Je vais vous recommander de manière à ce que vous receviez un bon accueil.

      À ces mots, le jeune enseigne disparut par l'escalier du commandant, tandis que l'officier resté près d'Emmanuel pour lui servir de guide le conduisit dans la batterie. Comme l'avait présumé le compagnon de route du comte, l'équipage était en train de souper.

      C'était la première fois que le jeune comte voyait ce spectacle, et, quelque désir qu'il eût de parler promptement au capitaine, il lui parut si curieux, qu'il ne put s'empêcher d'y prêter toute son attention.

      Entre chaque pièce de canon et dans l'intervalle réservé à la manoeuvre, une table et des bancs étaient, non pas dressés sur leurs pieds, mais suspendus au plafond par les cordages. Sur chacun de ces bancs, quatre hommes étaient assis, et prenaient leur part d'un morceau de boeuf qui se défendait de son mieux, mais qui avait affaire à des gaillards qui ne paraissaient pas disposés à se laisser rebuter par sa résistance. À chaque table, il y avait deux bidons de vin, c'est-à-dire une demi-bouteille par homme. Quant au pain, il paraissait non pas être distribué à la ration, mais livré à volonté. Au reste, le plus profond silence régnait parmi l'équipage, qui n'était guère composé que de cent quatre-vingts à deux cents hommes.

      Quoique pas un des officiants n'ouvrît la bouche pour autre chose que pour manger, Emmanuel s'aperçut avec étonnement de la variété


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