Le capitaine Paul. Dumas Alexandre
bien, le vieux ainsi qu'on appelait le pilote – le vieux dit que le temps va changer et que nous aurons le vent contraire pour sortir du détroit.
Nous étions à l'ancre, en face de San-Giovanni.
– Ah! diable! fis-je, le temps va changer, et nous aurons le vent contraire; est-ce bien sûr, capitaine?
– C'est bien sûr, oui, Excellence.
– Et, lorsque ce vent souffle, capitaine, a-t-il la mauvaise habitude de souffler longtemps?
– Plus ou moins.
– Quel est son moins?
– Trois ou quatre jours.
– Et son plus?
– Huit ou dix.
– Et, quand il souffle, impossible de sortir du détroit?
– Impossible.
– Et à quelle heure le vent soufflera-t-il?
– Eh! vieux? dit le capitaine.
– Présent! dit Nunzio en se levant derrière la cabine.
– Son Excellence demande pour quelle heure le vent?
Nunzio se retourna, consulta jusqu'au plus petit nuage du ciel, et, se retournant vers nous:
– Capitaine, dit-il, ce sera pour ce soir entre huit et neuf heures, un instant après que le soleil sera couché.
– Ce sera pour ce soir, entre huit et neuf, un instant après que le soleil sera couché, répéta le capitaine avec la même assurance que si c'eût été Mathieu Laensberg ou Nostradamus qui lui eût répondu.
– Mais alors, demandai-je au capitaine, ne pourrait-on sortir tout de suite? Nous nous trouverions alors en pleine mer, et pourvu que nous arrivions au Pizzo, c'est tout ce que je demande…
– Si vous le voulez absolument, répondit le pilote, on tachera.
– Eh bien, mon cher Nunzio tâchez donc, alors.
– Allons, allons, dit le capitaine, on part… Chacun son poste!
Empruntons à mon journal de voyage les détails qui vont suivre; il y a tantôt vingt ans que les choses racontées à cette heure par moi se sont passées. J'aurais oublié peut-être; mon journal, au contraire, a une mémoire inflexible et se souvient du plus petit détail:
«En un instant, sur l'ordre du capitaine et sans faire une seule observation, tout le monde fut à la besogne: l'ancre fut levée et le bâtiment, tournant lentement son beaupré vers le cap Pelore, commença de se mouvoir sous l'effort de quatre avirons; quant aux voiles, il n'y fallait pas songer, pas un souffle de vent ne traversait l'espace…
«Comme cette disposition atmosphérique me portait naturellement au sommeil, et que j'avais si longtemps vu et si souvent revu le double rivage de la Sicile et de la Calabre, que je n'avais plus grande curiosité pour l'un ni pour l'autre, je laissai Jadin fumant sa pipe sur le pont, et j'allai me coucher.
«Je dormais depuis trois ou quatre heures, à peu près, et, tout en dormant, je sentais instinctivement qu'il se passait autour de moi quelque chose d'étrange, lorsque, enfin, je fus complètement réveillé par le bruit des matelots courant au-dessus de ma tête, et par le cri bien connu de Burrasca!
«Burrasca! J'essayai de me mettre sur mes genoux, ce qui ne me fut pas chose facile, relativement au mouvement d'oscillation imprimé au bâtiment; mais enfin j'y parvins, et, curieux de savoir ce qui se passait, je me traînai jusqu'à la porte de derrière de la cabine, qui donnait sur l'espace réservé au pilote. Je fus bientôt au fait: au moment où je l'ouvrais, une vague, qui demandait à entrer juste au moment où je voulais sortir, m'atteignit en pleine poitrine, et m'envoya à trois pas en arrière, couvert d'eau et d'écume. Je me relevai; mais il y avait inondation complète dans la cabine. J'appelai Jadin pour qu'il m'aidât à sauver nos lits du déluge.
«Jadin accourut, accompagné du mousse, qui portai une lanterne, tandis que Nunzio, qui avait l'oeil à tout, tirait à lui la porte de la cabine, afin qu'une seconde vague ne submergeât point tout à fait notre établissement. Nous roulâmes aussitôt nos matelas, qui heureusement, étant de cuir, n'avaient pas eu le temps de s'imbiber. Nous les plaçâmes sur des tréteaux, afin qu'ils planassent au-dessus des eaux comme l'Esprit du Seigneur; nous suspendîmes nos draps et nos couvertures aux portemanteaux qui garnissaient les parois intérieures de notre chambre à coucher; puis, laissant à notre mousse le soin d'éponger les deux pouces de liquide dans lesquels nous barbotions, nous gagnâmes le pont.
«Le vent s'était levé, comme avait dit le pilote, et à l'heure qu'il avait dite; et, selon sa prédiction encore, ce vent nous était tout à fait contraire.
Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortir du détroit, nous étions plus à l'aise, et nous courions des bordées dans l'espérance de gagner un peu de chemin; mais il résultait de cette manoeuvre que les vagues nous battaient en plein travers, et que, de temps en temps, le bâtiment s'inclinait tellement, que le bout de nos vergues trempait dans la mer…
«Nous nous obstinâmes ainsi pendant trois ou quatre heures, et, pendant ces trois ou quatre heures, nos matelots, il faut le dire, n'élevèrent pas une récrimination contre la volonté qui les mettait aux prises avec l'impossibilité même. Enfin, au bout de ce temps, je demandai combien nous avions fait de chemin depuis que nous courions des bordées, et il y avait de cela cinq ou six heures. Le pilote nous répondit tranquillement que nous avions fait demi-lieue. Je m'informai alors combien de temps pourrait durer la bourrasque, et j'appris que, selon toute probabilité, nous en aurions pour trente-six ou quarante heures. En supposant que nous continuassions à conserver sur le vent et la mer le même avantage, nous pouvions faire à peu près huit lieues en deux jours. Le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins le capitaine que, s'il voulait rentrer dans le détroit, nous renoncions momentanément à aller plus loin.
«Cette intention pacifique était à peine formulée par moi que, transmise immédiatement à Nunzio, elle fut à l'instant même connue de tout l'équipage. Le speronare tourna sur lui-même comme par enchantement; la voile latine et la voile de foc se déployèrent dans l'ombre, et le petit bâtiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit vent arrière avec la rapidité d'un cheval de course. Dix minutes après, le mousse vint nous dire que, si nous voulions rentrer dans notre cabine, elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverions nos lits, qui nous attendaient dans le meilleur état possible. Nous ne nous le fîmes pas redire à deux fois, et, tranquilles désormais sur la bourrasque, devant laquelle nous marchions en courrier, nous nous endormîmes au bout de quelques instants.
«Nous nous réveillâmes à l'ancre, juste à l'endroit d'où nous étions partis la veille; il ne tenait qu'à nous de croire que nous n'avions pas bougé de place, mais que seulement nous avions eu un sommeil un peu agité.
«Comme la prédiction de Nunzio s'était réalisée de point en point, nous nous approchâmes de lui avec une vénération plus grande encore que d'habitude pour lui demander des nouvelles certaines à l'endroit du temps.
Les prévisions n'étaient pas consolantes. À son avis, le temps était complètement dérangé pour huit ou dix jours; il résultait donc des observations atmosphériques de Nunzio que nous étions cloués à San Giovanni pour une semaine au moins.
«Notre parti fut pris à l'instant même: nous déclarâmes au capitaine que nous donnions huit jours au vent pour se décider à passer du nord au sud-est, et que, si, au bout de ce temps, il ne s'était pas décidé à faire sa saute, nous nous en irions tranquillement par terre à travers plaines et montagnes, notre fusil sur l'épaule, et tantôt à pied, tantôt à mulet; pendant ce temps, le vent se déciderait probablement à changer de direction, et notre speronare, profitant du premier souffle favorable, nous retrouverait au Pizzo.
«Rien ne met à l'aise le corps et l'âme comme une résolution prise, fût-elle exactement contraire à celle que l'on comptait prendre. À peine la nôtre fut-elle arrêtée, que nous nous occupâmes de nos dispositions locatives.