Voyages loin de ma chambre t.1. Dondel Du Faouëdic Noémie

Voyages loin de ma chambre t.1 - Dondel Du Faouëdic Noémie


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de zéro avec de la neige jusqu’aux genoux. Oui, je la reverrai toujours cette armée en guenille, mourant de privations et de froid; combien, combien de ces malheureux ont succombé. Les Prussiens et les corbeaux étaient à leurs trousses, les uns pour les achever et les autres… pour les dévorer. Devant cet encombrement formidable, la Suisse qui n’y était point préparée s’élevant soudain à la hauteur de cette lourde tâche a montré le plus admirable dévouement.

      Les généraux ont choisi leur résidence, plus de deux mille officiers, en chiffres exacts deux mille cent dix officiers se sont fixés dans six grandes villes; les soldats ont été repartis dans cent soixante-quinze dépôts, et soumis au code militaire du pays, traités comme milice suisse, c’est-à-dire logés, nourris et payés à raison de vingt-trois centimes par jour et par homme.

      Un jour cent cinquante mille lettres sont tombées tout à coup venant de Mâcon. Quel travail pour remettre à chacun celles qui lui sont adressées. Mais les bons Suisses sont patients et l’on débrouille ce formidable courrier. Songe-t-on, disait un Suisse, à tout ce que peut contenir une lettre, cette feuille légère: parfois le cœur tout entier, parfois un pieux souvenir qui rend la vie; un secours urgent attendu avec angoisse et toujours au moins des nouvelles de la famille, des consolations, une bouffée de l’air du pays natal, une preuve qu’on n’est plus seul.

      Il est juste aussi de reconnaître que, pendant leur séjour de trois mois, nos soldats se sont montrés doux, honnêtes, reconnaissants.

      Le conseil fédéral a adressé au général Clinchant une lettre, «pour rendre hommage à la bonne conduite, qui n’a cessé de régner parmi les officiers et les soldats de l’armée de l’Est, pendant son internement en Suisse, ce qui a largement facilité la tâche du gouvernement fédéral et des gouvernements cantonaux.»

      Ce fut une fièvre de dévouement, un délire de sacrifice pour notre malheureuse armée. La Suisse avait besoin d’argent pour nourrir les internés et les troupes qui les gardaient; tous les Suisses, à l’étranger, ouvrent aussitôt leurs bourses et écrivent qu’ils sont prêts à revenir si on a besoin d’eux. La Suisse demande quinze millions, on lui en souscrit plus de cent (cent six millions cent vingt-six mille cinq cents francs); tous nos soldats valides, on les habille chaudement, on les nourrit abondamment, les malades reçoivent jour et nuit les soins les plus délicats et pour ceux qu’on ne peut guérir, on adoucit leurs derniers jours.

      Oui, la Suisse, en ces cruelles circonstances s’élevant jusqu’à l’héroïsme a mérité de l’humanité entière. Honneur et merci à toi, noble terre, c’est ma dernière parole en te disant adieu!5

      CHAPITRE VI

      Kehl, Strasbourg, douloureuse histoire, Bade et ses environs, Fribourg-en-Brisgau, Heidelberg, la Forêt-Noire

      Après quarante-huit heures de séjour à Bâle, nous montons en wagon avec deux Russes qui vont comme nous à Strasbourg. – Nous voyageons aussi avec des officiers prussiens que nous perdons pour en reprendre d’autres à chaque station.

      Le soir, très tard, nous entrons à Kehl, impossible d’aller plus loin. Nous sommes régalées dans notre hôtel du bruit d’un banquet à l’occasion de la paix. Hélas! c’est partout le chant de gloire des vainqueurs. Le lendemain, j’ai visité Kehl presqu’entièrement détruit par le canon de Strasbourg: la gare n’existe plus. C’est une arrivée continuelle de troupes allemandes débarquant au chant de l’hymne national, avec des bouquets au canon de leurs fusils. Ces chants allemands sont assez beaux et graves, mais ils tintent à mon oreille comme un glas. Départ pour Strasbourg; le pont de Kehl n’est encore réinstallé que provisoirement.

      Nous allons tout doucement; on distingue parfaitement d’ici Strasbourg et ses ruines. Nous y arrivons au bout d’une demi-heure: les Prussiens travaillent à réparer les portes de la ville. Il y a à la gare un encombrement de troupes impossible à décrire. Je ne sais comment réussir à avoir mes bagages. Cependant les employés, grands et petits, sont polis à l’égard de tout ce qui parle français. Je pense qu’il est dans leur nouvelle tactique de se rendre aimables.

      Enfin j’ai mes bagages, sans trop d’ennuis, et je me dirige vers la place Kléber dont la statue n’a pas été endommagée; mais l’hôtel de l’état-major qui tient tout un des côtés de la place est complètement détruit, le cours de Broglie, le théâtre et la bibliothèque sont dans le même état. Quant à la cathédrale, les Prussiens y ont déjà fait quelques réparations, mais les magnifiques vitraux sont tous brisés, et ce seul dommage est évalué à un demi-million. Nous avons voulu faire l’ascension de la tour: Georgette était la plus intrépide, mais arrivée à une hauteur de quatre cents pieds, j’ai refusé d’aller plus loin, me sentant prise de vertige. La vue était cependant bien belle: même d’où nous étions, nous apercevions les Vosges et le Rhin, brillant au soleil comme un large ruban d’argent. Mais la merveille des merveilles est la magnifique horloge, qui date du quatorzième siècle, où nous avons vu sonner trois heures. Le coq a déployé ses ailes, la mort est apparue avec sa faux, puis trois apôtres ont salué Notre-Seigneur en passant devant lui, et sont allés frapper leur coup sur le timbre. Une visite très intéressante aussi a été celle du Temple protestant St-Thomas, qui renferme le tombeau du maréchal de Saxe par Sigalle, puis deux momies d’un seigneur allemand et de sa jeune fille en costume de fiancée.

      Pauvre Strasbourg, combien faudra-t-il d’années pour cicatriser tes plaies et relever tes ruines?

      Pendant que tu saignes encore, la nature a repris ses airs de fête. Les cigognes, oiseaux sacrés du Rhin, insoucieuses de la guerre et des révolutions bâtissent leur nid. La terre a revêtu ses parures de fleurs et les arbres leurs verdoyants feuillages.

      Les Strasbourgeois qui aimaient la France, comme des fils aiment leur mère, font mal à voir, les femmes particulièrement ont un air d’abattement qui vous va droit au cœur. On vient de me raconter une histoire qui prouve leur patriotisme. Dans la maison qui touche l’hôtel où nous sommes descendues, habite une dame veuve, que le hasard nous faisait suivre ce matin en revenant de la messe. Avant-hier, cette dame logeait chez elle trois officiers prussiens qui se plaignaient de ne pas être admis dans son salon. Hier au soir, ils reçoivent une invitation. Ils arrivent à huit heures.

      Le salon était obscur; à la lueur de la lampe unique qui l’éclairait, ils entrevoient plusieurs femmes vêtues de noir et assises au fond de la pièce.

      La maîtresse de la maison les voyant entrer va à eux, les amène à la première de ces dames, et la leur présentant:

      «Ma fille, dit-elle; son mari a été tué pendant le siège.»

      Les trois Prussiens pâlissent. Leur hôtesse les amène à la seconde dame.

      «Ma sœur, qui a perdu son fils unique à Frœschwiller.»

      Les Prussiens se troublent. Elle les amène à la troisième.

      «Madame Spindler, dont le frère a été fusillé comme franc-tireur.»

      Les trois Prussiens tressaillent. Elle les amène à la quatrième.

      «Madame Brown, qui a vu sa vieille mère égorgée par les uhlans.»

      Les Prussiens reculent. Elle leur désigne la cinquième.

      «Madame Hullmann qui» mais les trois Prussiens ne la laissent pas achever, et, balbutiant, éperdus, ils se retirent précipitamment comme s’ils eussent senti l’anathème et les malédictions de ces pauvres femmes en deuil tomber sur leur tête.

10 mai 1871.

      Les évènements en France n’ont fait que s’aggraver; ils ont dérangé tous mes plans de retour immédiat.

      Je me décide à aller voir Bade qui n’est qu’à huit lieues de Strasbourg.

      Le chemin de fer marche tranquillement, ce qui permet d’admirer une nature luxuriante, et de jolis villages qui semblent avoir été jetés là tout exprès pour faire point de vue au premier plan, pendant qu’au second plan se déroule une série de collines couronnées


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Depuis cette année terrible, le richissime M. Osiris a fait don à la ville de Lausanne de la statue de Guillaume Tell, d’une valeur de cent mille francs, œuvre du sculpteur Antonin Mercié, en souvenir de l’accueil hospitalier fait par la Suisse à l’armée de Bourbaki, en 1871.

«Cette noble figure de Guillaume Tell sera pour les siècles futurs une belle preuve que la France se souvient et qu’elle a voulu le prouver en gravant dans le marbre sa reconnaissance.»

Un autre monument rappelle encore la généreuse intervention des Bâlois et des Zurichois lors du siège de Strasbourg, ce monument est de Bartholdi.

Il a pour inscription «La Suisse secourant les douleurs de Strasbourg.»

Il représente la ville de Strasbourg blessée au cœur, tenant par la main un enfant en guenilles, que la Suisse protège en le couvrant de son bouclier.