Des variations du langage français depuis le XIIe siècle. F. Génin
est vré disant, et non voire disant, qui romprait la mesure.
La broderie fut inventée pour orner le bord d'un vêtement. Border, broder, c'est le même mot; l'un est le mot écrit, l'autre le mot parlé.
On écrivait poverté à cause de paupertas, mais on prononçait povreté:
Ben a cinq ans qu'ai chi devant esté
Ne puis veoir riens de lor poverté.
(Ogier, v. 7590.)
Verté, contracté de vérité, prononcez vreté.
Quand l'empereur entendi la verté.
(Ogier, v. 424.)
La ferté est par syncope pour la fermeté; firmitas, dans la basse latinité, est une forteresse. La Ferté-Milon, la Ferté-sous-Jouarre, c'est la Forteresse-Milon, la Forteresse-sous-Jouarre. Mais en écrivant la Ferté par respect de l'étymologie, on ne prononçait pas, comme aujourd'hui, la Fereté en trois syllabes. A quoi aurait-il servi de syncoper Fermeté? On prononçait la Freté, et il est arrivé quelquefois aux copistes de l'écrire ainsi: l'auteur du Roman de Gaydon dit que Thibaut d'Apremont possédait, outre cette terre, la noble forteresse de Hautefeuille:
Suens fu Mont aspres, s'en tint les heritez,
Et Haute foille, celle noble Fretez.
(Intr. du Roland, p. 24.)
«Sien fut Montaspres, il en tint les héritages, et Hautefeuille, cette noble ferté.»
Liber, libre; libertas, libreté, quoiqu'on écrivît liberté.
Virtus, vertu, c'est-à-dire vretu.
Tremper vient de temperare, l'r transposée pour faciliter la syncope. Les vieux romans parlent souvent de tremper une harpe, c'est l'accorder. On accorde encore les pianos par tempérament, c'est-à-dire en tempérant les quintes, parce qu'il est impossible de les accorder avec une justesse mathématique.
Aussi les malheureux scribes finissaient-ils par ne plus s'y reconnaître, confondant la forme parlée avec la forme écrite, figurant er où il fallait re selon l'étymologie, et vice versa:
Li quens Rolians Gualter de luing apelet9:
Pernez mil Francs de France nostre tere.
(Chanson de Roland, st. 63.)
[9] t euphonique, muet.
«Le comte Roland de loin appelle Gautier: Prenez mille Français, etc.»
Il fallait écrire prenez, puisque la racine est prendere.
Je terminerai ce chapitre sur les consonnes consécutives, par une observation qui doit fortifier ce que j'en ai dit. Je la tire d'un grammairien latin, Priscien, qui écrivait au commencement du IVe siècle. Il nous apprend que la plus dure des consonnes, l's, perdait souvent sa force, et que les plus anciens poëtes latins, et maxime vetustissimi, la faisaient disparaître en certaines rencontres. Et il cite de Virgile, ponite Spes sibi quisque suas, que l'on prononçait ponite 'pes; sans quoi l'e de ponite fût devenu long.
Il est assurément curieux de rencontrer l'usage si complétement d'accord avec la logique, et de voir un principe appliqué ainsi jusque dans ses dernières conséquences.
Mais voici qui recule encore beaucoup l'origine de cette loi: c'est qu'on la retrouve dans Homère. Homère fait brève la voyelle suivie de st, sk, évidemment en ne tenant pas compte de l's dans la prononciation:
ΠολυσταφυΛΟΝ Θ' ἹΣΤΙαιαν
(Iliad., II, v. 537.)
ΟΥΔΕ ΣΚΑμανδρος ἔληγε τὸ ὃν μένος, ἀλλ' ἐτὶ μᾶλλον…
(Ibid., XXI, v. 305.)
ἈΛΛΑ ΣΚΑμανδρος
(Ibid., v. 124.)
Et dans l'Odyssée:
Πέλεκυν μέγαν, ἨΔΕ ΣΚΕπαρνον10.
[10] Voyez Priscien, dans Putsch, p. 557-564, et 1320.
Comme les vers ont toujours été calculés pour l'oreille et non pour l'œil, il est manifeste qu'on prononçait, en retranchant le sigma: Ἱτίαιαν,—ἀλλὰ Κάμανδρος—ἠδὲ κέπαρνον
Catulle a dit de même, Undă Scamandri. Si l'on doute que l'assertion de Priscien soit exacte, il suffit d'ouvrir tout ce qui nous reste d'anciens poëtes latins cités dans Nonius Marcellus: Ennius, Lucrèce, les fragments de Lucile, Plaute, ce fidèle témoin des habitudes du langage. De leur temps, l's suivie d'une autre consonne s'effaçait non-seulement de la prononciation, mais encore de l'écriture:
Volito vivu' per ora vivum.
(Ennius.)
Quam semper fuvit stolidum genus Aiacidarum!
Bellipotentei' sunt magi quam sapientipotenteis!
(Id., Ex Annal., VI.)
Tum mare velivolum florebat navibu' pandis.
(Lucrèce, V.)
Majorem interea capiunt dulcedini' fructum.
(Ibidem.)
Nec molles opu' sunt motus uxoribus hilum.
(Id., IV.)
Lucrèce se procure ainsi sans façon quantité de dactyles que ses successeurs n'osaient plus avoir; car, chez les Romains aussi, la langue écrite devint la langue littéraire, au préjudice de la langue parlée; et le témoignage des yeux prévalut sur celui de l'oreille. A peine dans Horace et dans Virgile retrouve-t-on quelque vestige de l'ancien usage général11. L'archaïsme, comme chez nous, y passe pour une faute ou pour une licence.
[11] Le sæpe stylum d'Horace devait se prononcer sæpe 'tylum, et ce vers de Virgile,
Inter se coiisse viros et decernere ferro.
(Æneid., XII, 709.)
serait mieux écrit:
Inter se coiisse viro' et decernere ferro.
Quelques commentateurs et éditeurs ont imaginé de substituer cernere à decernere; rien ne les y autorisait, que leur embarras de comprendre la mesure. Servius indique positivement l'élision de viros sur et.
La question du sigmatisme, tant controversée par les érudits, est au fond bien simple: les exemples qu'on allègue pour et contre ne sont qu'une affaire d'orthographe.
Au Xe siècle, Abbon, bénédictin de l'abbaye de Fleury, écrit à ses disciples anglais que dans Deus summus la première s disparaît, afin d'éviter le sifflement: «Inter duas etiam partes cum s præcedit, ut Deus summus, ne nimius sibilus