Des variations du langage français depuis le XIIe siècle. F. Génin
au dehors sans plus de travail qu'elle n'en demande pour naître au dedans: il n'en trouve point de tel. Il en choisit un, le forme, le développe, le polit, en étend les ressources; et, après un long et pénible travail, il finit par le jeter là pour essayer d'un autre, qu'il abandonnera de même un jour.
On serait épouvanté si l'on pouvait savoir le nombre de langues qui ont successivement été parlées sur la terre. De temps en temps on en retrouve d'antiques débris cachés sous des ruines, dans l'Asie ou dans l'Inde. Mais ils sont comme ces instruments de musique du moyen âge, conservés dans la bibliothèque de Strasbourg: on les regarde d'un œil stupéfait, on n'en soupçonne pas le mécanisme, on a peine à concevoir que ces machines bizarres, énormes, aient jamais été mises en jeu par des hommes.
Que si du langage on veut descendre à l'écriture, les difficultés se multiplient et se compliquent d'une façon prodigieuse; et comme la parole est insuffisante à la pensée, l'écriture est encore plus insuffisante à la parole.
Pour réduire les sons en caractères, il est impossible de prendre son point d'appui dans la nature. La nature n'a aucune loi qui serve à déterminer le rapport du caractère au son. Tout y sera donc arbitraire et de pure convention.
Le clavier de la voix humaine articulée, renferme des sons et des nuances de son à l'infini; et il faut se borner à une vingtaine de caractères, car d'en assigner un à chaque son, à chaque nuance, on tomberait dans l'inconvénient des Chinois, chez qui un mandarin passe sa vie à étudier l'art de peindre la parole, et meurt avant de le posséder.
Représenter l'infini avec un nombre de figures excessivement limité, voilà le problème. On reconnaît tout de suite qu'il est insoluble.
Cependant combien a-t-on vu, voit-on et verra-t-on de gens qui se présentent avec assurance pour le résoudre? Ils veulent écrire comme on parle. Écoutez-les: rien n'est plus facile. Prenez seulement leur système. Et de tous ces systèmes destinés à produire un seul et même résultat, il n'en est pas deux pareils!
Ces réformateurs de l'orthographe ressemblent aux chercheurs de la quadrature du cercle, qui, pour la plupart, ne pénètrent même pas le vrai sens de la question.
Tout ce qu'il est permis de tenter, c'est d'approcher du but par des combinaisons de plus en plus ingénieuses.
Les méthodes scientifiques vont du simple au composé: d'abord l'analyse, ensuite la synthèse. Tel n'est pas le procédé naturel de l'esprit humain: il va constamment du composé au simple; il commence par la synthèse pour finir par l'analyse. En tout, la simplicité est le dernier terme de l'art. C'est ce que n'ont pas compris ceux qui ont rejeté bien loin des études le secours de ce qu'ils appellent dédaigneusement la routine. Pour avoir entrevu le parti qu'on en pourrait tirer de cette routine, quelques hommes, dans ces derniers temps, se sont fait une espèce de nom.
Priez votre cuisinière d'écrire six lignes sous votre dictée, vous lui verrez employer trois ou quatre fois plus de caractères qu'il n'en faut. Elle avait pourtant une idée exacte de la valeur de chacun; mais c'est qu'elle ignore les lois convenues de la combinaison. Répétez l'expérience sur autant de personnes qu'il vous plaira, vous la verrez tourner toujours de même; c'est-à-dire que pas une ne péchera par excès de sobriété, mais toutes pécheront par intempérance.
Voulez-vous une autre épreuve non moins décisive? Vous en ferez vous-même les frais, vous, dont l'oreille est exercée à saisir les sons, et la main habituée à les fixer à l'aide d'une orthographe aussi bien concertée que possible. Essayez d'écrire du patois, un patois qui vous soit bien familier, afin d'épargner à votre oreille toute incertitude. Vous n'en viendrez pas à bout sans un grand embarras, et sans recourir à une multitude de lettres qui donneront à votre écriture l'aspect grotesque de celle de votre cuisinière.
Ce n'est pas tout. Vous êtes satisfait de ce que vous avez noté, et vous y retrouvez les sons que vous vouliez figurer? Fort bien. Mais donnez-le à lire à quelqu'un qui ne sache pas le patois; vous n'en reconnaîtrez pas un mot.
Et vingt personnes, à qui vous vous adresserez, écriront le même passage de vingt manières différentes.
Venez donc maintenant nous proposer d'écrire comme on parle!
Ce résultat tient évidemment à ce qu'il n'existe pas de conventions pour peindre les sons du patois.
Quelles sont les conditions essentielles d'une bonne orthographe? Dépenser tout juste assez de caractères pour déterminer le son d'un mot et rappeler l'étymologie. Rien au delà.
Le français me paraît, de toutes les langues, la plus voisine du but.
Les langues du Nord sont surchargées de caractères, surtout de consonnes. C'est le défaut essentiel de l'allemand; l'anglais en tient beaucoup, et, de plus, rien de si capricieux que la valeur de ses groupes: la même notation se traduit par trois ou quatre prononciations diverses; on dirait l'œuvre de la fée Fantasque.
J'avoue que le français n'est pas tout à fait à l'abri de ce reproche. Un étranger sera toujours surpris de voir différencier, par l'écriture, des sons qui se confondent à son oreille, ou prononcer diversement des syllabes identiques sur le papier, par exemple, femme et dame; Rouen et Dinan; un habit de lin et le département de l'Ain; un fils et des fils de soie; heureux et gageure, etc.
Ce sont les témoignages des systèmes de notation qui se sont succédé, et qui, en se retirant, ont laissé derrière eux quelques vestiges.
Comme à l'aide des coquilles et des fossiles on étudie et l'on retrouve l'histoire de la formation du globe, on en peut faire autant pour celle de notre langue, au moyen de ces restes épars.
On a traité avec un souverain mépris notre vieille langue, sans la connaître. On ne voulait même pas la connaître: il fallait la condamner sans l'entendre. Voltaire, ordinairement plus équitable et plus judicieux, dit, à l'article France, Français: «Il n'est pas question de savoir ce que notre langue fut, mais ce qu'elle est; il importe peu de connaître quelques mots d'un jargon qui ressemblait, dit l'empereur Julien, au hurlement des bêtes.»
J'ai un respect infini pour l'empereur Julien, mais j'attache peu d'importance à l'opinion d'un Grec sur le français, d'autant que ce jugement, porté au IVe siècle, ne peut guère concerner le français qui ne commença d'exister que vers le Xe. Dans tous les cas, je tiens qu'il importe beaucoup de connaître la langue parlée par nos aïeux, d'où s'est formée la nôtre. Est-ce que le présent n'invoque pas tous les jours l'autorité du passé? Comment donc en vue de l'avenir peut-on raisonner juste lorsqu'on dit: Il n'importe de connaître le passé, le présent nous suffit? Supprimez donc aussi l'étude de l'histoire, de la législation romaine, de toute l'antiquité. Ces gens-là ne sont pas nous: occupez-moi de nous. Il est vrai que demain nous mourrons, et que nos fils imbus de cette doctrine nous auront oubliés après-demain, sans que nous ayons le droit de nous plaindre. Voltaire ajoute: «Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu'on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.» Cela vous plaît à dire. Pour la conserver, il faut la comprendre: pour la comprendre, il faut connaître ses origines. C'est une généalogie dans laquelle tout se tient. Et si tout à coup l'on s'avisait de nier aussi le XVIIe siècle, pour faire prévaloir une littérature nouvelle? Il ne faudrait d'autre argument que celui de Voltaire: Il est passé, et nous sommes présents. Mais encore, sans vouloir affaiblir la gloire du XVIIe siècle, faut-il reconnaître que le génie de la langue française existait avant Louis XIV. Il a fleuri dans tout son éclat à la fin du règne de Louis XIV, j'y consens; mais, pour bien apprécier les effets, il faut les rapprocher des causes, surtout lorsqu'on veut obtenir de nouveaux effets analogues aux premiers. Le moyen de tirer une ligne droite, c'est de ne pas perdre de vue les deux points extrêmes. De tout cela, je conclus, contre Voltaire et l'empereur Julien, qu'il nous faut étudier notre vieille langue.
C'est ce que j'essaye dans ce livre.
Je ne viens pas le premier à cette besogne difficile, mais je crois que le premier je me suis placé à ce point de vue