Des variations du langage français depuis le XIIe siècle. F. Génin

Des variations du langage français depuis le XIIe siècle - F. Génin


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plus de place pour la langue nationale. Je le conçois: il est plus essentiel à un jeune Français de lire Pope et Milton que d'entendre Joinville et Villehardouin. Mais l'histoire de la langue française ne pourrait-elle du moins trouver asile dans les facultés? Chose étonnante: la Restauration sentit le besoin d'une chaire d'idiome provençal, et personne n'a jamais senti le besoin d'une chaire de vieux français! Cependant nous ne tenons que de loin aux troubadours, et les trouvères sont nos aïeux immédiats. L'histoire d'une langue, c'est l'histoire de la nation qui la parle; or, nous avons des chaires d'hébreu, de syriaque, de chinois, de malais, de persan, d'indoustani, d'arabe, de tatare-mandchou, une foule d'autres chaires dont quelques-unes en double; et il n'existe pas à Paris ni dans toute la France une seule chaire où l'on explique le vieux français! La philologie officielle de l'État embrasse le Nord et le Midi, le Levant et le Couchant, excepté la France. Ne ressemblons-nous pas un peu à ces curieux avides de tout ce qui se passe chez les voisins, mais très-ignorants et insouciants des affaires de leur propre famille? Certes, je n'ai pas la témérité de comparer comme importance le vieux français au sanscrit; gardons toutes ces chaires de langues orientales ou occidentales, mortes ou vivantes, qui sont une des gloires intellectuelles du royaume; seulement, n'y pourrait-on joindre une chaire de vieux français? Continuons à jouir des livres des brames, mais tâchons aussi de déchiffrer les ouvrages composés par nos pères. Dans ces temples de l'érudition, où l'on commente l'Iliade, l'Énéide et les Livres sacrés de l'Inde, pourquoi n'admettrait-on pas la chanson de Roland, par exemple? On ne l'entend non plus que si elle était en langue punique; mais si elle était en langue punique, tout le monde savant y courrait, et l'on créerait demain pour l'interpréter deux chaires plutôt qu'une. Le mal est qu'elle est en français. Eh bien! je le déclare sans rougir, Olivier, Charlemagne et Roland me touchent plus que ne font Lao-Tseu, Meng-Tseu ni Confutzée; plus que le Ramayana ni le Mahabarata; et, s'il faut l'avouer, autant pour le moins qu'Hector, Achille et Agamemnon.

      J'ai exposé les idées qui ont présidé à la composition de ce livre; il ne me reste plus qu'à solliciter l'indulgence du public. Si, pour l'obtenir, il ne fallait qu'avoir travaillé longtemps et en conscience, je serais assez rassuré; mais cela ne suffit pas. J'ai lieu de craindre que la nouveauté de certaines idées, en opposition avec les idées reçues, n'indispose tout d'abord les personnes qui font leur unique loi de l'usage et des préjugés de l'habitude. On a beau leur dire que justement parce que le langage est tel aujourd'hui, c'est une raison pour qu'il ait été différent il y a six siècles: cette raison ne les touche point; ce qui étonne leurs oreilles, leur jugement le repousse sans le vouloir examiner: ils ne peuvent se représenter le passé que sous la figure du présent, ce qui ne les empêche pas de tenir hautement pour la doctrine du progrès.

      Il faut renoncer au suffrage de cette classe de lecteurs. Quant aux critiques plus philosophes, je les supplie de ne pas se rendre à la première objection qui troublera leur conscience, mais plutôt de songer que probablement cette objection s'est aussi présentée à l'auteur parmi une foule d'autres. Si je ne l'ai pas accueillie, c'est sans doute que je ne l'ai pas trouvée considérable, ou bien c'est que la suite de la lecture doit la faire évanouir. Les parties d'un système bien lié se soutiennent mutuellement, mais on ne les saurait présenter toutes à la fois; il faut donc avoir patience. Je demande instamment, pour loyer d'un travail patient et difficile, qu'on ne se hâte pas de prononcer le jugement, mais qu'on veuille bien suspendre jusqu'à la fin de l'ouvrage. J'ose assurer que telle proposition, qui paraîtra téméraire à l'énoncer, dix pages plus loin aura acquis la force d'une vérité démontrée.

      Non que j'aie la présomption de croire cet ouvrage exempt d'erreurs. Ce serait une rare merveille que d'être parvenu à s'en garantir absolument dans une matière si délicate et si neuve. Mais j'espère qu'elles ne se trouveront que dans les détails, et non dans les principes. Je n'ai émis de principes que ceux que je regarde comme certains, et j'ai mieux aimé des lacunes dans mon système que des propositions douteuses. Pour mieux dire, je n'ai point fait de système: d'un grand nombre d'observations comparées, j'ai déduit quelques lois générales dont j'ai tâché de marquer les rapports, le tout justifié par des exemples. Voilà mon livre; j'espère qu'il facilitera la besogne de mes successeurs: la fatigue est pour celui qui défriche un terrain sauvage; le gré revient à celui qui y sème des fleurs: mais on se consolerait d'être oublié, si l'on avait la certitude d'avoir été utile.

      DES VARIATIONS DU LANGAGE FRANÇAIS.

       DES CONSONNES.

       Table des matières

       Table des matières

      De la prétendue barbarie de l'ancien langage français.—Opinion de Voltaire, accréditée par MM. Nodier et Rœderer.—Des consonnes consécutives.—INITIALES.—MÉDIANTES.—Que GN sonnait simplement N.—L, M et N redoublées.—Suppression de la liquide; grasseyement.—Liquide transformée ou transposée.—Conformité avec les Grecs et les Latins.

      S'il est une opinion accréditée, c'est celle de la barbarie du vieux langage français; et, chose remarquable, cette opinion s'appuie surtout sur la multiplicité des consonnes dont se hérissait alors la prononciation. Écoutons Voltaire:

      «C'est à force de politesse que notre langue est parvenue à faire disparaître les traces de son ancienne barbarie. Tout attesterait cette barbarie à qui voudrait y regarder de près. On verrait que le nombre vingt vient de viginti, et qu'on prononçait autrefois ce g et ce t avec une rudesse propre à toutes les nations septentrionales…

      «De lupus on avait fait loup, et on prononçait le p avec une dureté insupportable. Toutes les lettres qu'on a retranchées depuis dans la prononciation, mais qu'on a conservées en écrivant, sont nos anciens habits de Sauvages.» (Dict. Phil., art. LANGUES.)

      Il a répété ailleurs cette dernière phrase textuellement. Mais où Voltaire a-t-il pris qu'on prononçât ce p, ce g et ce t avec une dureté insupportable, ou d'une façon quelconque? Il l'a supposé, parce qu'il les a vus écrits. L'écriture est dans trop de cas un faux témoin; le même argument subsisterait contre la langue actuelle, car combien de consonnes écrivons-nous qui disparaissent dans la prononciation! Le nombre en était plus grand autrefois, voilà tout. Mais autrefois les consonnes faisaient partie essentielle d'un système complet, par où l'on suppléait à nos accents modernes. Celles qui sont demeurées ne servent à rien du tout: les unes étaient des conséquences, les autres sont des inconséquences.

      M. Nodier est tombé dans la même erreur que Voltaire.

      Je lis dans ses Éléments de Linguistique:

      Il y a deux erreurs dans ce peu de lignes: d'abord le retranchement des consonnes superflues ne s'est point fait par l'Académie, mais par l'hôtel de Rambouillet, par les précieuses; ensuite, je ne me lasserai pas de le répéter, ces consonnes, à aucune époque de la langue, n'avaient été prononcées. Leur rôle était de rappeler l'étymologie, et d'indiquer ou l'accent ou la quantité des voyelles.


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