Des variations du langage français depuis le XIIe siècle. F. Génin

Des variations du langage français depuis le XIIe siècle - F. Génin


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de l'antiquité classique, et les matériaux pour l'étudier étant à la portée de tout le monde, il serait superflu de les reproduire dans notre collection; mais aucun ouvrage n'en ferait partie, qui ne fût accompagné d'un index très-abondant et très-fidèle.

      Toutes ces richesses tiendraient facilement en dix volumes. Ce recueil, analogue à ce qui existe pour le droit, pour les inscriptions, pour la poésie latine et la poésie grecque, fournirait à la philologie française une mine inépuisable; il porterait aux hommes studieux de la province les ressources des bibliothèques de Paris, ou, mieux encore, il rassemblerait sous la main de tout le monde des matériaux épars, et qu'à Paris même on ne peut se procurer sans beaucoup de recherches, de courses, d'assiduité, en un mot, sans une perte de temps considérable. Au contraire, la facilité inviterait à une étude à laquelle personne aujourd'hui ne songe, et dont la littérature profiterait. La philologie française n'a pas encore été à la mode; pourquoi n'y viendrait-elle pas à son tour? Pourquoi des savants qui consacrent volontiers tant de veilles à éplucher des bribes d'Ennius ou de Pacuvius, en refuseraient-ils quelques-unes aux origines de leur langue maternelle?

      Enfin, la collection dont j'indique ici le projet renfermerait les éléments du livre le plus nécessaire et qu'en l'état actuel des choses il est le moins permis d'espérer: un bon dictionnaire historique de notre langue.

      Plus ce recueil serait appelé à rendre d'éminents services, plus il importerait d'en méditer avec soin et d'en surveiller ensuite l'exécution. Il faudrait surtout que la direction fût une, car rien n'est insupportable comme de se sentir, au milieu de ses travaux, tiraillé par des systèmes et des autorités contradictoires.

      Cet enseignement de l'idiome national n'existe en aucun pays; mais aussi qui plus que la France aurait intérêt à en donner l'exemple? L'Angleterre, qui n'a point de langue à elle, qui nous a dérobé celle dont elle se sert, et, voulant étudier ses origines, serait condamnée à étudier le vieux français? L'Italie ou l'Espagne? Leur langue depuis sa naissance s'est modifiée trop peu. Pour être compris, ce qu'ils ont de monuments anciens ne demande point ou presque point d'étude. Un Italien lit couramment Pétrarque et Boccace, qui sont du XIVe siècle, tandis que pour un Parisien, Montaigne et Rabelais, venus deux cents ans plus tard, sont souvent, l'un très-pénible, et l'autre inabordable. Les romances du Cid sont bien plus intelligibles au delà des Pyrénées que n'est chez nous le roman de Renart ou le roman de la Rose. En Italie, le XVIe siècle est le grand siècle, il est resté modèle; chez nous, au contraire, la rupture s'est faite entre le XVIe et le XVIIe siècle. L'éclat du siècle de Louis XIV a repoussé dans une ombre noire tout ce qui l'avait précédé. En cela, le XVIe siècle a souffert de justes représailles; car lui-même, trop fier des idées nouvelles apportées par la renaissance, s'était séparé dédaigneusement du moyen âge. C'est donc derrière ce double rempart qu'il nous faut aujourd'hui regarder. Nous y trouverons gisante dans la poussière et dans l'oubli toute une littérature, toute une civilisation, avec ses livres de science, d'histoire, d'art et de poésie, ses chroniques naïves et ses merveilleux romans. Tâchons de nous défaire de cette idée vaniteuse, que l'imagination, le jugement, le génie sont des créations récentes de Dieu en faveur des modernes. Persuadons-nous bien que ces qualités existaient dès le XIIIe siècle; seulement elles se révélaient sous des formes différentes. Ce sont ces formes qu'il faut se rendre familières. Dira-t-on qu'en ce travail la peine surpassera le profit? Qu'en savez-vous? Mais l'incertitude est déjà pour votre paresse une barrière suffisante: il vous faut des gains assurés. Eh bien! acceptez du moins le témoignage unanime de tant d'hommes illustres, attestant que la France au moyen âge était le foyer d'où la lumière rayonnait sur l'Europe civilisée. De toutes les contrées on accourait aux leçons de la France: Thomas d'Aquin suit Albert le Grand du collége de Naples au collége Saint-Jacques; Dante exilé vient s'asseoir sur les bancs de nos écoles de théologie, et soutient une thèse brillante devant notre université; Boccace, envoyé à Paris pour y apprendre le commerce (tant nous étions alors les maîtres en tout genre), retourne à Florence, la mémoire meublée de nos fabliaux, dont il ornera plus tard son Décameron. Le français était la langue universelle, indispensable. L'Angleterre et l'Écosse parlaient français; dans l'un et l'autre pays, les actes publics étaient rédigés en français. Lorsqu'un parti voulut expulser des conseils royaux saint Ulstan, évêque de Vigorgne, quel prétexte mit-il en avant? Un seul: Ulstan ignorait le français, et par conséquent ne pouvait être qu'un idiot, indigne et incapable de siéger dans le conseil du roi (MATTH. PARIS, ad ann. 1095). Le français prenait rang d'importance immédiatement après le latin, et ne tarda pas à le supplanter. Dès le XIIIe siècle, Martino da Canale traduit en français l'histoire latine de Venise, «parce que la langue françoise cort parmi le monde, et est plus delitable a lire et a oir que nulle altre.» Le même motif, exprimé presque dans les mêmes termes, décide le maître de Dante, Brunetto Latini, à écrire son Thresor en français, «pour chou que la parleure en est plus delitable et plus commune a toutes gens.» (Préface du THRESOR.)

      Ainsi, pour les idées comme pour le langage, nous voyons dès le XIIIe siècle la France marcher en tête du monde civilisé. Se peut-il que la France du XIXe siècle, qui affecte tant de zèle pour les recherches historiques, continue à mépriser un passé si glorieux, et s'obstine à ne le vouloir pas connaître, parce qu'il est le sien?

      Cependant, si l'étude du vieux langage devait pour tout résultat se borner à satisfaire une curiosité rétroactive, elle n'aurait droit qu'à un intérêt limité. Mais non: elle sera d'une application plus utile encore et plus étendue. Notre langue française a grand besoin de se retremper à ses sources. Chaque jour les influences du dehors, trop bien secondées par une espèce de barbarie intérieure, la dessèchent et la détournent du lit où la faisait couler son génie primitif. Une foule de soi-disant grammairiens ont subtilisé sur les mots et les tours de phrase, introduit quantité de distinctions sophistiques, de règles fausses, de difficultés chimériques: ils ont rempli la grammaire de fantômes. A mesure que les grands écrivains s'efforçaient de donner à notre langue la force, la richesse, l'aisance et la liberté, les autres parvenaient à l'énerver, à la dépouiller, et à l'enfermer dans mille entraves. D'où leur est venue cette autorité? On ne sait: ils se sont couronnés de leurs propres mains. On a vu des pédants, incapables d'écrire dix lignes, saisir leur férule et en frapper insolemment Corneille, Bossuet, Molière et la Fontaine! Et le public, sous les yeux de qui s'accomplit cette lutte scandaleuse, la tolère avec patience. Que dis-je! il donne raison aux grammairiens contre les écrivains; l'arrogance des mauvais préceptes l'emporte sur la modestie des bons exemples. Qu'en arrive-t-il? Que notre langue se détériore, s'enroidit, et devient chaque jour plus rebelle à revêtir la pensée.

      Cet état de choses ne peut durer: il faut poursuivre le redressement de ces abus, ramener au milieu de nous le génie de la langue française; et le meilleur, l'unique moyen d'y parvenir, c'est de nous rendre parfaitement familières la langue et la littérature de nos aïeux.

      Ce n'est qu'en possédant notre vieille langue qu'on possédera la véritable langue moderne,


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