Des variations du langage français depuis le XIIe siècle. F. Génin
Le voyageur inattentif n'y voit plus qu'un amas de décombres informes et sans intérêt; mais la sagacité de l'antiquaire écarte l'herbe et les plantes parasites qui s'épanouissaient sur ces vénérables ruines; il dégage, il nous fait reconnaître les pierres angulaires; aidé de ce qui demeure, il retrouve ce qui n'est plus, il relie le présent au passé, et le plan du vieil architecte sort enfin de dessous les décombres. Nous admirons le castel féodal avec ses tours, ses bastions et ses créneaux; et tout en préférant, si c'est notre goût, le système des constructions modernes, au moins nous garderons-nous de dire désormais: Il n'y a jamais eu là qu'un tas de pierres, de la mousse et des ronces.
Tel est le but de ce travail, tels en sont les moyens. Je ne suis pas l'architecte ingénieux dont j'ai parlé, mais tôt ou tard il viendra; je me contenterai, pour moi, du mérite de l'avoir appelé de loin, et de lui avoir indiqué de quel côté il devait diriger ses fouilles.
Il serait digne de la France de s'occuper enfin de ses antiquités. L'idée d'une collection des Documents inédits de l'histoire de France, était grande, et pouvait conduire à d'importants résultats; mais l'exécution n'y a point répondu. Absence totale d'unité, de plan, de direction; textes de toutes les époques et de toutes les langues, roulant sur toutes les matières, imprimés (je parle de ceux du moyen âge) dans toutes les orthographes, avec quelques notes rares, écourtées, sans tables, sans index ni glossaires, ou bien ce qu'il y en a est insuffisant, misérable; rien de plus mêlé que cette collection, où quelques publications excellentes sont noyées dans des travaux médiocres, pour ne pas dire pis. C'est là que les extrêmes se touchent; c'est l'image fidèle du chaos:
Frigida pugnabant calidis, humentia siccis;
Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus.
Quel dommage de voir des forces si considérables dépensées au hasard, et perdues parce qu'elles divergent! Le vice fondamental est que nulle pensée critique ne préside à l'ensemble; aucun lien, aucune force de cohésion ne rattache l'une à l'autre ces parties isolées. Ce n'est que l'apparence d'un monument, comme ces masses que de loin, à travers le crépuscule, le voyageur prend pour de magnifiques palais, et qui, vues de près, se trouvent n'être qu'un amas de rochers.
Peut-être un jour quelqu'un s'occupera-t-il d'introduire l'ordre, la vie et la fécondité dans cette gigantesque entreprise; d'y tracer des sections, d'y marquer des séries que l'on tâchera de faire avancer dans un sens et vers un but arrêtés, afin de rendre les travaux utiles à quelqu'un; car jusqu'ici tout le monde a besoin de la collection, et elle ne satisfait personne. Parmi ces divisions, il s'en rencontrera peut-être une pour la langue française. Il faudra tâcher de l'établir sur un plan, où le premier soin devra être de rassembler les textes les plus anciens et les plus authentiques, disposés chronologiquement sur deux séries, l'une de prose, l'autre de vers. Je ne prétends pas ordonner ici le détail de ce plan, ni trancher des questions de dates encore controversées; mais en me bornant à une esquisse approximative, et toute réserve faite des droits de la discussion, il me semble qu'on pourrait avoir,
POUR LE XIe SIÈCLE,
En prose:—Les Lois des Normands, données par Guillaume le Conquérant, mort en | 1087 |
La Traduction des Rois et des Macchabées; | |
Le Commentaire sur le Psautier; | |
Le Cantique de saint Athanase; | |
Les Morales et les Dialogues de saint Grégoire; | |
Le Sermon anonyme sur la sagesse. | |
En vers:—La chanson de Roland, qui fut chantée pour la dernière fois à la bataille d'Hastings, en | 1066 |
Si quelques endroits de ce poëme paraissent interpolés, la plus grande partie échappe au soupçon. On n'en possède que le texte publié par M. Francisque Michel, d'après le manuscrit d'Oxford; il faudrait le collationner de nouveau, et y joindre comme objet de comparaison les deux textes conservés à la Bibliothèque royale, ou au moins leurs variantes, si elles ne sont pas assez considérables pour motiver l'impression complète. Peut-être des recherches dans les bibliothèques de province feraient découvrir encore d'autres copies. On n'en saurait trop avoir d'une œuvre si pleine de génie.
XIIe SIÈCLE.
Charte de l'abbaye de Honecourt, en | 1133 |
(Dans l'Histoire de Cambrai, par J. le Carpentier, t. II, p. 18.) «Cette pièce, dit Duclos, pourrait bien être le plus ancien monument de cette espèce.» (Mém. sur la lang. fr.)
Sermons de saint Bernard, mort en | 1153 |
Le manuscrit des Feuillants, donné au père Goulu, général de l'ordre, par Nicolas Lefèvre, précepteur de Louis XIII, fut exécuté environ vingt-cinq ans après la mort du saint, c'est-à-dire vers 1178. Un manuscrit d'une date certaine et aussi reculée, double de valeur pour l'histoire de la langue. On n'en a publié qu'une partie; il faudrait l'imprimer dans son intégrité textuelle.
Quelqu'un des grands et beaux ouvrages que Henri II d'Angleterre fit composer ou traduire par la pléiade des romanciers1 qui florissait à sa cour vers l'an | 1180 |
[1] Robert Wace; Luce du Guast; Gasse le Blond; Gautier Map; Robert de Borrou; Hélie de Borron et Rusticien de Puise.
On aurait à se décider entre le saint Graal, le Tristan, le Merlin, le Lancelot, etc., etc., puisque malheureusement on ne peut les donner tous. Il suffirait d'un ou deux pour révéler des trésors de style et d'imagination.
Pour les vers, on n'aurait que l'embarras du choix, et l'on pourrait ici joindre l'intérêt du fond à celui de la forme. Le Lapidaire, traduit du latin, ouvre cette période.
Wace fit paraître le roman de Brut en 1155, et celui de Rou dix ans plus tard.
Vers la fin de ce siècle, Guillaume de Bapaume publia les romans de Guillaume au court nez et du Moniage Guillaume; Chrestien de Troyes, les romans de Cliges, d'Erec et Enide, du roi Marc et d'Iseult. On a la grande chronique des ducs de Normandie, par Benoît de Sainte-More; le Partonopeus de Blois, dont l'action se passe en 510, sous Clovis, etc., etc.
XIIIe SIÈCLE.
Le siècle de Louis IX est, pour le moyen âge, ce qu'est le siècle de Louis XIV pour les temps modernes: notre vieille littérature y parvient à son apogée. Sans se laisser égarer au milieu de tant de richesses, il suffirait d'y prendre de quoi représenter l'état de la langue, car c'est le but que nous ne devons jamais perdre de vue. Par exemple, l'ami de Dante, à qui Pasquier l'égalait, celui que le moyen âge surnomma le père et inventeur de l'éloquence, Jean de Meung nous a laissé autant de prose que de vers. Outre les compositions originales, ce sont des traductions de Végèce, de Boëce, des lettres d'Héloïse et d'Abailard, etc. On n'a publié de l'Ennius français que le Roman de la rose2; nous aurions donc sur les Grecs cet avantage de pouvoir comparer les deux formes de notre ancienne langue dans les œuvres d'un même écrivain. De quel prix n'eût pas été pour la philologie grecque un ouvrage en prose d'Homère! L'histoire littéraire trouverait sa part dans des tableaux aussi complets que possible, où seraient classés les noms des auteurs et les titres des ouvrages, avec toutes les indications certaines ou présumées de temps et de lieux.
[2] Quelques ouvrages imprimés au XVe siècle