Des variations du langage français depuis le XIIe siècle. F. Génin
personne jusqu'ici ne s'est préoccupé que de l'écriture, d'où l'on a laissé conclure la prononciation arbitrairement et au hasard. C'est, il me semble, prendre la question à rebours. Déterminer le rapport de l'orthographe à la prononciation, doit être la première étude de quiconque veut travailler utilement sur notre vieille langue. C'est d'où il faut partir, si l'on ne veut s'exposer presque infailliblement à faire fausse route et à manquer le but.
Faute d'avoir trouvé ce fil conducteur, Fallot, dont les recherches sont d'ailleurs si estimables, s'est fourvoyé dans un labyrinthe sans issue. Égaré dans un dédale de terminaisons, il a recueilli avec un labeur extrême toutes les formes d'un même mot, et s'est donné la tâche de leur retrouver à chacune une signification précise, un rôle particulier. Il n'a pas vu que c'était supposer l'unité d'orthographe dans un temps où l'orthographe était livrée à l'arbitraire le plus complet, où l'on ne savait ce que c'était qu'orthographe, car c'est une science d'hier. L'écrivain de ce temps-là se guidait sur l'étymologie latine et sur un très-petit nombre de règles générales; le reste allait comme il pouvait. Cette cause, compliquée de certains provincialismes, si l'on me permet ce mot, jetait dans l'écriture un effroyable désordre, et il en résulte pour nos yeux l'apparence très-exagérée d'une multitude de formes.
Sans doute quelques formes variaient essentiellement: la France du nord ne parlait pas comme celle du midi; et la France du milieu, soumise à deux influences, ne pouvait faire autrement que de se ressentir de l'une et de l'autre. Mais c'est un spectacle curieux et pénible à la fois, de voir Fallot amonceler de toutes parts des mots différemment orthographiés, et, sur ces bases chancelantes, reconstruire des déclinaisons, des genres, des dialectes, toutes sortes d'inventions subtiles et de visions grammaticales. Par exemple, rencontrant ce substantif suer, ma suer, il s'est imaginé que le mot sœur s'est prononcé quelque part autrefois comme le verbe suer. Et il note religieusement cette forme de dialecte: c'est du picard ou du wallon, ou du bourguignon, ou quelque autre docte chimère.
Le lendemain, il voit, dans les sermons de saint Bernard: «Les does festes de la Croix;» le voilà tout de suite qui imagine que does est le féminin de deux dans le dialecte bourguignon. Comme il est avant tout de bonne foi, il ne dissimule pas qu'il a rencontré souvent does employé au masculin. Savez-vous comment il s'en tire? C'est, dit-il, que la règle de la distinction des genres, telle que je l'indique ici, tomba de bonne heure en confusion et en désuétude. (Recherches, p. 205.) Avec de pareilles excuses, il n'est point de système ni d'aberration qu'on ne justifie.
Si Fallot eût étudié les rapports de l'ancienne orthographe à la prononciation, il eût aisément constaté que ue et oe avaient servi à noter le son eu, et que suer et does n'ont jamais fait autre chose que sœur et deux. Et j'ose dire que, par cette étude, il se fût épargné bien des efforts, des peines et des erreurs, sans compter qu'il les eût épargnées aux autres.
Fallot s'est dit: Les formes écrites étaient multiples, donc la langue parlée était multiple aussi. Mauvaise conséquence. Il faut au contraire poser en principe l'unité du langage, et ramener à cette unité la multiplicité des formes écrites, en les expliquant par les incertitudes de l'orthographe.
J'ose affirmer le second principe aussi lumineux que l'autre est obscur. L'un se trouvera fécond en conséquences nettes et positives; l'autre ne conduira jamais qu'à des résultats de plus en plus embrouillés et confus, à des difficultés inextricables. Je m'en rapporte d'ailleurs à l'expérience, et j'attends avec confiance son arrêt.
Fallot s'est égaré sur les pas d'Orell. Aussi pourquoi, voulant approfondir les origines et les anciennes habitudes du français, s'aller mettre à la suite d'un Allemand? Qui ne sait que les Allemands ont des systèmes sur tout? Il fallait marcher tout seul, en lisant et comparant les vieux monuments de notre langue, et se remettant du reste à l'instinct national. On fait ainsi le chemin qu'on peut, mais au moins l'on ne risque pas de se perdre dans les ténèbres, sur la foi d'un guide mal sûr.
Mais, dira-t-on, comment aller du langage à l'écriture? Cela est impossible. Nous sommes forcés, bon gré mal gré, de remonter de l'écriture au langage, de rechercher la prononciation à travers l'orthographe, puisque ce son ou cette musique de la parole s'est évanouie complétement.
Peut-être!… il reste peut-être encore aujourd'hui des témoignages vivants de la langue parlée au XIIe siècle.—Où sont-ils?—Eh! mon Dieu, pas bien loin. Il ne faut que se baisser un peu pour les recueillir. Ce n'est pas à la cour, ce n'est pas dans les académies ni dans les salons que vous les trouverez: c'est dans la rue, parmi le peuple. Souvenez-vous du propos de Malherbe: «J'apprends tout mon françois des gens du port.» Cela n'était pas exact: il n'apprenait pas d'eux tout le français qu'il mettait dans ses odes, mais il en apprenait le génie de la langue française; c'est ce qu'il voulait dire, et la phrase ainsi entendu exprime une importante vérité. Et Regnier, qui se moquait de Malherbe et de son école, l'imitait en cela tant qu'il pouvait.
La langue d'un peuple ressemble à l'Océan, dont la surface est turbulente et sans repos; une vague pousse l'autre. Mais là-dessous est le calme profond. En sorte que comme la surface est l'image de l'inconstance et de l'agitation, le fond pourrait servir de symbole à l'immobilité.
Allons-nous donc ériger en loi suprême le langage du peuple, et soumettre l'autorité des mieux parlants à l'autorité inattendue de ceux qui passent pour parler le plus mal? Nullement. Il ne s'agit pas d'ailleurs ici de déterminer la prééminence du vieux français sur le français moderne, ou du moderne sur l'ancien. Je ne veux que constater les faits; trop heureux, si je parviens à les établir, d'en laisser tirer à d'autres les conséquences.
Supposons un insulaire, un Chinois, qui ne connaîtrait le français que par les livres, et comme une langue morte. Quelque intelligence qu'on lui attribue, jamais on ne croira qu'il puisse se faire une juste idée de notre langue, ni des chefs-d'œuvre de notre littérature. Conduisez-le à la Comédie française: faites-lui entendre Talma récitant Racine, ou mademoiselle Mars récitant Molière; je le tiendrai fort habile s'il parvient seulement à suivre le fil des idées et du dialogue. Et si cet homme veut se mêler de comparer, de juger, de rendre des arrêts sur Racine et Molière, ne le trouverons-nous pas d'une présomption impertinente? car enfin, avec un peu de sens commun, cet homme comprendrait qu'il ne possède pas les éléments indispensables pour se former une opinion, et que son rôle est d'apprendre à parler français, et d'ajourner son jugement à la fin de ses études.
Nous sommes tous ce Chinois présomptueux par rapport à nos écrivains du moyen âge. La plupart ont écrit en vers, c'est-à-dire, dans une forme qui requiert avant tout le nombre et l'harmonie. Nous ignorons leur système de versification, leur prononciation, leur syntaxe même, jusqu'à un certain point; mais cela ne fait rien: nous leur prêtons les règles de notre temps, et là-dessus nous les jugeons intrépidement, et nous haussons les épaules de pitié.
Il faut tâcher pourtant de s'instruire. C'est une circonstance bien favorable à ce désir, que le moyen âge ait produit tant de vers; car vous voyez de quel secours nous seront les rimes pour déterminer la prononciation. Voilà déjà un puissant auxiliaire de nos recherches, la rime. Ensuite les discordances d'orthographe. Si le même mot se rencontrait toujours écrit de même, il faudrait désespérer; mais le voilà écrit de quatre façons à la même époque, souvent dans le même manuscrit; or, il se prononçait assurément toujours de même: il ne s'agit donc que de ramener ces quatre notations à une seule valeur. L'une éclairera l'autre, et de nombreux rapprochements, de nouvelles analogies nous fournissant un supplément de lumières, nous arriverons avec de la patience à poser des règles générales. Ces règles, si elles sont justes, ne manqueront pas d'être confirmées par des exemples ultérieurs, et presque toujours aussi par des applications restées dans le langage du peuple, parfois même dans la langue des lettrés, où elles apparaissent comme des bizarreries inexplicables, des inconséquences, des caprices de l'usage. Sur tous ces indices réunis et coordonnés nous pourrons reconstruire le monument, au moins dans ses parties principales; car il y a cela de bon que la langue, fondée avec une logique admirable et dans un système d'ensemble