Des variations du langage français depuis le XIIe siècle. F. Génin
J'ajoute tout de suite que cette invention des accents n'est un perfectionnement qu'en apparence. Il limite à trois les nuances de l'accentuation, qui autrefois étaient bien plus nombreuses, ayant aussi pour se manifester une bien plus grande variété dans les formes de l'orthographe. Le système des accents est, dira-t-on, plus net et plus simple. Peut-être; mais, en tout cas, voyez ce que vous coûte cette netteté et cette simplicité: vous ne l'achetez qu'aux dépens de la délicatesse des inflexions et de la musique du langage. Il n'est pas malaisé de simplifier en supprimant.
Les précieuses, en retranchant les lettres muettes, ne se doutaient pas de ce qu'elles faisaient. Elles s'imaginaient aussi que ces consonnes ne se prononçaient plus, et par conséquent n'avaient plus de rôle dans les mots. On aurait bien surpris l'hôtel de Rambouillet, très-ignorant des origines de notre langue, si l'on était venu déclarer, en pleine chambre bleue, que ces lettres ne s'étaient prononcées dans aucun temps, non plus que dans le siècle d'Arténice. Les mères de ce concile grammatical n'avaient pour se guider dans la réforme de l'orthographe que cette fausse règle de l'écriture: elles travaillaient uniquement pour les yeux. Elles prenaient les mots les uns après les autres, les mettaient sur la sellette, et les renvoyaient estropiés dans la circulation. Elles défaisaient ainsi à coups d'épingle un système considérable, dont l'ensemble s'est toujours dérobé à leur vue; et c'est heureux, car elles en ont laissé échapper assez pour nous aider à le reconstruire, sinon intégralement, du moins en grande partie. La patience des observateurs, aidée par le temps, retrouvera ce qui manque aujourd'hui. Telle a été l'œuvre des précieuses sur le matériel des mots; si on l'examinait par rapport à la syntaxe, c'est encore bien pis! Et puis, que M. Rœderer et ses trop confiants imitateurs viennent encore nous vanter les services rendus à notre langue par la société polie!
Mon but et mon espoir dans ce travail, c'est de faire casser par l'opinion publique l'arrêt porté contre notre vieille langue par des juges mal instruits des faits de la cause. J'entreprends de faire voir que notre langue française a été constituée principalement sous l'influence de l'euphonie et d'une logique rigoureuse dans les procédés. Si je voulais soutenir à priori que ces deux qualités y étaient plus sensibles au XIIe siècle qu'aujourd'hui; qu'en empruntant aux habitudes des idiomes voisins, le Français a plus perdu que gagné, on ne manquerait pas de crier au paradoxe. Cette thèse choque l'opinion commune: nos pères étaient des barbares, des grossiers; l'oreille humaine s'est bien perfectionnée depuis le temps de saint Louis! Voilà ce qu'il faut dire pour être accueilli favorablement, et voir tout le monde se ranger d'avance à une proposition si flatteuse qu'elle en est évidente, et que, sur le simple énoncé, on vous quitte très-volontiers de la démonstration.
Ma conscience ne me permet pas de flatter à ce point la vanité des modernes. Toutefois, ce n'est pas une question de prééminence que je viens ici débattre: je ne veux faire que de l'histoire. Nos pères parlaient autrement que ne fait leur postérité; c'est un point accordé. Comment parlaient nos pères? C'est ce que je cherche. Quel langage est le meilleur, le leur ou le nôtre? C'est ce que je laisse à décider; je me contente de rassembler les observations qui pourront mettre sur la voie les curieux de philologie française.
RÈGLE.—Dans aucun cas l'on ne faisait sentir deux consonnes consécutives écrites, soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin d'un mot; soit l'une à la fin d'un mot, et l'autre au commencement du mot suivant. Je regarde cette règle sans exception comme la clef de voûte de tout le système d'orthographe et de prononciation de nos ancêtres.
La consonne forte l'emportait sur la faible, et l'on pouvait ainsi sans inconvénient conserver les traces de l'étymologie des mots: en outre, la présence des consonnes notait l'inflexion des voyelles, et tenait lieu de notre système d'accents qui n'existait pas alors, et qui est bien moins sûr et moins exact. Un accent est sitôt mis ou effacé! Par les accents s'est modifiée la prononciation d'une foule de mots que l'orthographe étymologique aurait maintenus.
SECTION PREMIÈRE.
INITIALES.
Il faut appuyer par des exemples ce que nous venons de dire sur les doubles consonnes.
Au chapitre IX de Gargantua, Rabelais dit que les faiseurs de rébus, abusant de l'homophonie de certains mots, faisaient peindre une sphère pour signifier espoir. Donc la prononciation confondait ou du moins rapprochait beaucoup ces deux mots. Je suis convaincu qu'on prononçait de l'épouère.
Observez tous les mots tirés du latin, et commençant dans cette langue par deux consonnes st, sp, sc, etc.: vous les verrez tous commencer en français par un e euphonique. Spongium, esponge;—strangulare, estrangler;—stannum, estain;—spiritus, esprit;—spatium, espace;—scandalum, esclandre, etc., etc. De même pour les mots empruntés à l'italien: spada, espée;—strano, estrange;—snello, isnel, en allemand schnell (celui-ci a reçu l'i au lieu de l'e initial); sparmiare, espargner.—Vous n'en trouverez pas un seul qui échappe à cette loi, ou bien ceux que vous trouverez, vous pouvez conclure sûrement qu'ils sont de formation moderne. C'est un indice de l'âge des mots. Spectre, squelette, spectacle, sont tard venus dans la langue. Espace, estomach, sont anciens; les adjectifs spacieux, stomachal, sont modernes. Quand on les a faits, depuis longtemps était oubliée la règle qui doit présider à la formation des mots, et par laquelle nos pères obviaient à la dureté des doubles voyelles initiales.
Et qui peut affirmer que cette prononciation ne fût pas transmise par les Latins?
Les dialectes méridionaux, bien plus voisins que notre français du langage romain, affectent toujours cet e euphonique. Les Gascons parlent mal, selon nous, en disant un esquelette, un espectacle; mais les Espagnols parlent très-correctement leur langue lorsqu'ils disent espectaculo, espectro, esqueleto, espejo (de speculum), etc.
Outre la ressource de l'e préposé, il y en avait une autre plus rare, et réservée spécialement pour les mots commençant par un p, suivi d'une consonne dure: c'était d'abattre tout uniment le p initial dans la prononciation. On écrivait ptisane, du latin ptisanum, et l'on prononçait tisane. Ce p étymologique s'est conservé sur le papier jusqu'à la fin du XVIIe siècle: les grammaires avertissaient de le supprimer en parlant.
Marot écrit encore psalme, de psalmus; on prononçait saume. Les sept saumes de la penitence. Ménage remarque que les ecclésiastiques de son temps affectaient de prononcer psaumes, en faisant sentir le p. Le peuple a toujours dit saume, sautier, comme au moyen âge:
Tant qu'il jurerent sor lor vie,
Seur la crois et seur le sautier,
Et seur toz les sains du moustier…
(De Constant Duhamel.)
Et ele sot tot son sautier.
(De frere Denise, v. 152.)
«Et elle sut tout son psautier.»
La psallette, qui est l'école annexée à l'église et où l'on instruit les enfants de chœur, se prononce la sallette, au témoignage de Ménage (Obs. sur la langue française, p. 93). Il observe qu'on dit cependant toujours le psalmiste et psalmodier. C'est à cause de la formation relativement récente de ces mots. Saume, sautier, ont été faits par le peuple et bien faits; psalmiste, psalmodier, ont été introduits par les savants enfarinés de grec et de latin. Or, les premiers seuls parlent français.
SECTION II.
MÉDIANTES.
Théodore de Bèze a publié, en 1584, un petit Traité latin de la bonne prononciation du français, qui, s'il fût venu plus tôt à ma connaissance, m'eût épargné du temps