Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay. J. B. Caouette

Le vieux muet, ou, Un héros de Châteauguay - J. B. Caouette


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arrache Perret de la gueule du chien et le dépose au fond du canot. Puis, tendant tour à tour la rame à ceux qui se tiennent cramponnés à leur chaloupe renversée, il a le bonheur de les recueillir dans sa barque.

      Cependant, il ne peut compter sur l'aide de ceux qu'il vient d'arracher à la mort, car tous sont exténués par les efforts qu'ils ont faits pour sauver leur vie.

      Aussi, comprenant toute la difficulté de la situation, le vieillard se recommande à la sainte Vierge et se met à ramer vaillamment.

      Les spectateurs, agenouillés sur le rivage, adressent au ciel les prières les plus ferventes.

      Peu à peu, le vent s'apaise, les nuages se dispersent et la mer devient plus calme.

      Maintenant que la bourrasque a rentré ses fureurs, le canotier sent ses forces revenir, et le canot obéit aux vigoureuses poussées qu'il lui donne en frappant l'onde de ses rames.

      Enfin, il touche au rivage, et la foule se lève en poussant des acclamations délirantes!

      Mais à ces acclamations se mêlent tout à coup des cris déchirants. Une femme fend la foule et se jette sur le corps inanimé de Verret, que le vieux muet a étendu sur le sable de la grève.

      Mon enfant! mon enfant! s'écrie-t-elle, en baignant de larmes la figure du jeune homme....

      Notre héros fait signe à la mère de se calmer, puis, se penchant sur le corps du malheureux, il se met à pratiquer sur lui la respiration artificielle.

      Pendant qu'il opère ainsi, la mère ne cesse de crier: «Sauvez mon enfant, mon Dieu! sauvez mon enfant!»

      Et le vieillard, impassible, continue sa nouvelle tache avec un dévouement admirable.

      Soudain, il tressaille de joie en voyant la poitrine du jeune homme se soulever, et en entendant un faible soupir s'exhaler de ses lèvres.

      —Il vit! il est sauvé! s'écrie la mère avec transport.

      Le colosse reprend son travail avec plus d'ardeur, et, au bout de cinq minutes, Verret restitue à la mer le breuvage mortel.

      Il est sauvé.

      A la demande de la mère, le géant prend le jeune homme dans ses bras, comme il eût fait d'un petit enfant, et le place sur un matelas qu'on a mis dans une voiture pour transporter Verret à sa demeure.

      Le vieux muet veut rentrer dans sa cabane; mais il est entouré, retenu, pressé par la foule enthousiaste et reconnaissante.

      Joachim Bédard et ses compagnons se démènent comme des gens qui ont perdu la raison. Ils sautent, chantent, rient et pleurent tour à tour!

      Prenant les mains du colosse, ils les couvrent de baisers, et lui expriment leur profonde gratitude. Ils s'en éloignent, puis s'en rapprochent pour lui témoigner maintenant leur admiration, et l'assurer de leur dévouement.

      —Monsieur! s'écrie Joachim Bédard: vous vous êtes jeté dans l'eau pour nous sauver la vie; eh bien, nous, tonnerre! si jamais ça se présente, nous nous jetterons dans le feu par dessus la tête pour vous sauver ou pour vous défendre!

      —Oui! oui!... hourra! hurlent les autres naufragés; nous donnerons volontiers notre vie pour sauver la vôtre!

      Et tout le rivage retentit des acclamations joyeuses de la multitude!

      Le vieillard, un peu confus, mais tout rayonnant, montre à la foule le ciel, voulant exprimer par ce geste que les actions de grâces doivent s'adresser à Dieu!

      Oui, un sourire rayonne sur le bon visage de notre héros; ce sourire est le reflet du vrai bonheur que procure toujours à l'âme la satisfaction du devoir accompli. Et il se félicite, non pas de ses exploits, mais d'avoir eu le grand privilège d'être choisi par Dieu pour faire des heureux...

      Ce soir-là, il eut pour son chien des caresses plus tendres, et il lui fit partager en commun son modeste repas, comme le chien avait partagé avec lui les dangers et les honneurs de la journée!

      Puis, malgré la fatigue qui paralysait ses membres, il s'agenouilla devant l'image de la sainte Vierge et y resta longtemps, le front courbé, l'âme débordante, remerciant Marie de lui avoir procuré ce bonheur. Un moment, des larmes jaillirent de ses paupières:

      Ici, c'est le passé qui parle au souvenir!

      Enfin, ne pouvant plus se tenir à genoux, il se jeta sur son lit de sapin et dormit comme un bienheureux.

       Table des matières

      Le lendemain soir, en face de la maison servant de poste aux sapeurs-pompiers, un groupe nombreux et animé parlait de l'événement de la veille, qui avait créé tant d'émoi au sein de la paroisse. Tous faisaient l'éloge du vieux muet, à l'exception du père Latourelle, qui fumait nerveusement sa pipe, en réprimant, tantôt un geste et tantôt une parole menaçant de lui échapper.

      —L'as-tu remarqué, Etienne, demande Jonas Grosselin, quand il a traîné son canot à l'eau? On eût dit qu'il traînait une latte!

      —Oui, répond Etienne Corriveau: c'était un tour de force, mais c'est surtout sur l'eau que j'ai admiré sa force et son adresse.

      —Moi aussi, approuve Frédéric Patry: je croyais, à chaque instant, qu'il allait être englouti; mais j'ai remarqué qu'il présentait toujours aux vagues la pince et jamais le flanc du canot.

      —C'est justement cela qui prouve sa force et son adresse, reprend Etienne Corriveau. Car un homme faible et inhabile aurait coulé au fond tout de suite.

      —Moi, dit Félix Bigaouette, ce que j'admire encore plus que sa force et son adresse, c'est son courage et son dévouement.

      —Vous avez la note juste! fait Jean-Baptiste Dufresne. Cet homme a bravé la mort pour sauver la vie à des gens qu'il ne connaissait pas. C'est du dévouement poussé jusqu'à l'héroïsme!

      Bref, chacun avait une bonne parole à dire à l'adresse de notre héros.

      —C'est malheureux qu'il soit muet! oui, immanquablement, c'est malheureux! dit Félix Fortin, politicien incurable.

      —Et, s'il parlait, Félix? interroge en riant Léon Saucier, tu en ferais sans doute un candidat?

      —Immanquablement! je le prierais de poser sa candidature, aux prochaines élections, pour l'Assemblée législative; et il serait élu immanquablement...

      —Bah! reprend un farceur, François Kirouac, parmi nos députés, j'en connais plusieurs qui sont, à la Chambre, plus muets que lui...

      —Vous avez raison! glapit le père Latourelle,—sans saisir le trait d'esprit de François Kirouac,—car ce sauvage-là n'est pas plus muet que vous et moi!

      —Hein! que dites-vous? interrogent toutes les voix.

      —Je dis, bougonne, cette fois, le père Latourelle, qu'il fait le muet pour se moquer de nous. Tenez, hier, j'étais à ses côtés quand il donnait des soins à Pitre Verret, et lorsque le pauvre diable, qui avait bu plus d'eau que de raison, s'est mis à dégobiller, j'ai entendu le sauvage dire: «Sauvé!»

      —Ta! ta! ta! vous radotez, vieil oiseau de mauvais augure! interrompt Joachim Bédard. J'y étais moi aussi, je suppose! et ce n'est pas le vieux muet qui a prononcé ces paroles, c'est la mère de mon ami Verret!

      Tout le monde applaudit à la riposte.

      Ce fut le signal de dispersion. Chacun reprit le chemin du logis.

      Le père Latourelle, tout confus, se retira en marmottant entre ses dents:

      «La tireuse de cartes me le dira bien, elle, si le sauvage parle!»


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