Gertrude et Veronique. André Theuriet

Gertrude et Veronique - André Theuriet


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mon enfant, tu sais que je n'aime pas les scènes sentimentales! dit-elle sèchement.

      Gertrude se sentit glacée, et refoulant sa tendresse au fond de son cœur, elle s'en alla tristement s'asseoir près de la cheminée.

      —Je ne veux faire de leçon à personne, poursuivit la veuve de son ton emphatique et tranchant, seulement je pense qu'une famille hospitalière et généreuse a droit à d'autres égards qu'un parent avare et dénaturé, et que se montrer tendre avec lui, c'est nous donner tort à nous. Je ne fais point parade des sacrifices que je m'impose, mais personne n'ignore que nous vivons de privations depuis cinq ans; depuis cinq ans la vie est dure pour nous,—mes filles en savent quelque chose!…

      Gertrude aussi ne l'ignorait pas. Elle était arrivée à quatorze ans dans la maison de sa tante, et depuis lors, elle avait silencieusement dévoré plus d'une humiliation. Elle se le disait, assise sur sa chaise basse, étouffant ses sanglots et brûlant aux ardeurs du brasier ses paupières gonflées de larmes. La brassée de bois vert qu'Honorine venait de jeter sur les chenets se tordait sur la braise et lançait de bruyants jets de flamme. Gertrude songeait aux pauvres femmes qui vont dans la forêt ramasser des branches mortes et rentrent le soir, courbées sous leur fagot. Elle pensait aux filles des charbonniers, qui veillent toute la nuit, accroupies autour des fournaises grondantes. Elle aurait voulu être l'une d'elles. Leur vie si pénible lui semblait moins misérable que la sienne. Elles, au moins, gagnaient leur journée, et personne ne leur reprochait le pain qu'elles mangeaient le soir… Pendant qu'elle pensait à toutes ces tristes choses, sa tante poursuivait impitoyablement l'énumération de ses bienfaits et la glorification de sa conduite. Une fois sur cette pente, elle ne s'arrêtait plus, mêlant dans son discours les choses les plus respectables aux détails les plus vulgaires. Elle parlait avec le même accent des souvenirs de famille, des devoirs de parenté et des menues privations qu'elle s'imposait:—on avait vendu le piano de Reine; elle avait supprimé son chocolat du matin; les bougies avaient été remplacées par de la chandelle, bien que l'odeur du suif lui fût insupportable… Puis venaient des retours mélancoliques vers les jours meilleurs d'autrefois, et des comparaisons navrantes entre le passé et le présent…

      —Encore, ajouta-t-elle en terminant, tout cela ne serait rien si Reine et Honorine étaient établies. Ah! mes pauvres filles, je crains bien que vous ne coiffiez sainte Catherine!

      Cette perspective mettait Reine en fureur.

      —Et songer, s'écria-t-elle avec un geste de dépit, que si ce ladre d'oncle Renaudin avait voulu, nous aurions pu faire un beau mariage! Cela lui aurait si peu coûté de nous doter!… Il ne dépense rien et sa maison regorge de tout.

      —Oui, soupira Honorine, lorsque nous lui avons fait visite pour la dernière fois, les armoires de la salle étaient ouvertes… Je vois encore les belles piles de linge et les paniers pleins d'argenterie…

      —Et le cellier plein de provisions! ajouta la veuve.

      —Et les meubles de soie entassés dans la chambre de réserve! murmura la cadette.

      —Ah! dit Honorine, qui devenait enragée rien qu'en écoutant cette énumération, si l'oncle ne veut plus nous voir, c'est bien votre faute, à toi et à Gaspard! Il fallait l'adoucir et le gagner par des égards, tandis que vous l'avez irrité avec vos grands airs et vos plaisanteries. Au lieu de le traiter tout haut d'Harpagon, si Gaspard lui avait porté un lièvre de temps à autre, tout se serait raccommodé.

      Gaspard bondit d'indignation.

      —Moi, donner un lièvre à ce pince-maille! Je préférerais le jeter à la gueule de Phanor!… Pour qui me prends-tu? Est-ce qu'un Mauprié se couche à plat ventre devant un héritage?… Tu sais le dicton: «Gueux et fier comme un verrier!» Mon père l'était, et bon chien chasse de race. J'aimerais mieux crever dans un fossé que de mendier les bonnes grâces d'un croquant qui s'est enrichi en tondant ses moutons et ses débiteurs, et qui aujourd'hui encore trouverait à tondre sur un œuf… Assez sur ce chapitre, ne m'en parle plus et sers-nous à souper!

      Le couvert était mis et la soupe au lait, préparée par Honorine, fumait dans la soupière. Ils s'assirent tous autour de la table couverte d'une toile cirée. Madame de Mauprié dit à haute voix le Bénédicité, que Gaspard et Xavier écoutèrent debout, puis on n'entendit plus qu'un bruit de cuillers et de vaisselle.

      Le souper était abondant, et on sentait que le bien vivre était le seul luxe auquel les Mauprié n'avaient pas renoncé.—Un pâté de lièvre dans sa terrine, un jambonneau dans sa gelée, une salade de mâches et un fromage du pays composaient le menu. Gaspard et sa mère l'arrosaient d'un petit vin du Verdunois; Xavier et les trois filles buvaient de la piquette. Tous avaient bon appétit, à l'exception de Gertrude, qui se forçait pour avaler une bouchée, et qui semblait absorbée par ses réflexions. Gaspard, le dos au feu et son chien Phanor entre les jambes, mangeait comme quatre, buvait d'autant et semblait rasséréné par le rayonnement de l'âtre qui lui chauffait les reins, et les rasades de vin qui lui égayaient le cerveau; son verbe tranchant s'était adouci, et parfois un large éclat de rire entrecoupait ses propos de chasseur. La conversation roulait le plus souvent sur les souvenirs du temps passé et sur les familles de verriers avec lesquelles les Mauprié entretenaient des relations de voisinage. Au dessert, Gaspard, mis complètement en bonne humeur, fredonna un air de chasse et conta ses exploits de la journée. Il était tard quand on se leva de table; Honorine et Gertrude enlevèrent le couvert et chacun s'apprêta à gagner son dortoir. Les trois jeunes filles allèrent embrasser madame de Mauprié; Gaspard baisa bruyamment les joues de ses sœurs, puis s'avança vers Gertrude.

      —Allons, petite cousine, dit-il en lui tendant la main, pas de bouderie!… Faisons la paix!

      Gertrude le regarda fixement et répondit d'une voix brève:

      —Cousin Gaspard, je suis fille de verrier, moi aussi, et j'ai de la rancune… Bonsoir.

      Gaspard demeurait ébahi. Elle passa rapidement devant lui pour aller rejoindre ses cousines, puis elle s'approcha de Xavier et murmura, tout en lui souhaitant le bonsoir:

      —J'ai besoin de te parler; sois demain de bonne heure à ton atelier.

       Table des matières

      Ainsi qu'elle l'avait dit à Gaspard, Gertrude était une vraie fille de verrier. Elle avait la spontanéité, la fierté, les colères violentes de cette race ardente et chevaleresque dont les types étranges tranchent si vivement sur le fond vulgaire et effacé des populations meusiennes.—Venus, dit-on, de la Normandie, les gentilshommes verriers étaient établis en Argonne depuis un temps immémorial. On les y trouve déjà installés sous le règne de Philippe le Bel, qui, par lettre royale datée de 1314, déclara que les gentilshommes de Champagne travaillant aux verreries ne dérogeaient pas à la noblesse. Ce privilège fut confirmé plus tard par Henri III, et Henri IV lui-même ne dédaigna pas de s'occuper des verriers. La manière dont ils lui furent présentés mérite d'être rappelée.—C'était au commencement de mars 1603, et le roi se rendait à Metz avec Marie de Médicis; comme on descendait la côte des Chalaides, au sortir de Sainte-Menehould, plusieurs gentilshommes débouchèrent de la lisière du bois et coururent au-devant de la voiture. «Qui sont ces gens-là? demanda le roi.—Sire, répondit le postillon, ce sont des souffleurs de bouteilles…» Le Béarnais se mit à rire; les mauvaises langues prétendent même qu'il se permit sur leur compte une plaisanterie assez salée. La voiture ne s'arrêta pas, car il tombait une petite pluie fine, il mousinait, comme on dit dans le pays, et on avait déjà perdu beaucoup de temps à écouter la harangue des notables de Sainte-Menehould; mais Henri IV fit prendre les placets des verriers, et peu de jours après leur accorda de nouvelles lettres patentes.

      Ces gentilshommes, demi-artistes et demi-aventuriers, avaient été sans doute attirés dans l'Argonne par les ressources nombreuses que le pays offrait à leur industrie. Un sable pur y foisonnait dans les bruyères,


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