Gertrude et Veronique. André Theuriet

Gertrude et Veronique - André Theuriet


Скачать книгу
ne m'aime pas. Je fais pourtant ce que je puis pour qu'on m'aime, et je n'y réussis pas! Je sens que je leur pèse. Je ne suis qu'une enfant, mais j'ai de l'orgueil, moi aussi, et je souffre… Je veux partir.

      —Partir!… Xavier laissa tomber son ciseau et demeura muet. Il regardait sa cousine sans pouvoir parler, et ses mains étaient toutes tremblantes. Pour lui, Gertrude était la seule joie de la maison, le seul point lumineux dans la vie grise et terne de tous les jours.—Partir! reprit-il enfin d'une voix sourde, seule! à ton âge!… Y penses-tu?

      —Il y a longtemps que j'y pense, poursuivit Gertrude, et j'avais hésité jusqu'à hier soir, mais ce matin mon parti est pris. Je suis courageuse, je travaillerai. Voilà un an que je vais coudre chez la modiste du village; c'est une bonne fille qui m'a appris ce qu'elle sait et qui s'est déjà occupée de me chercher une place à la ville.

      —Elle l'a trouvée? demanda-t-il avec anxiété.

      —Oui, et c'est pourquoi je me suis décidée à te parler ce matin avant que tu ne partes pour les Islettes… Voici une lettre que je te prie de mettre à la poste là-bas.

      Xavier demeurait silencieux. Ses yeux sombres avaient pris une expression d'angoisse passionnée. Il contemplait tristement Gertrude, qui s'était approchée du poêle et tendait vers la plaque de fonte ses petites mains glacées.

      —Dans trois jours, reprit-elle, quand tu retourneras aux Islettes, il faudra que tu aies la complaisance de passer de nouveau au bureau de poste. La maîtresse du magasin où je désire travailler doit répondre à cette lettre poste restante, et tu me rapporteras sa réponse.

      —Je ferai ce que tu demandes, dit-il en soupirant profondément; mais songes-y bien encore, Gertrude… La vie est dure chez les autres!

      —Je le sais, répondit-elle avec amertume… Puis comme elle craignait de l'avoir blessé, elle lui prit la main et la serra.

      —Merci, dit-elle, ami Xavier! Garde-moi le secret jusqu'à nouvel ordre.

      Elle avait les larmes aux yeux, et lui, se sentait le cœur serré par une douleur poignante.

      —Gertrude, s'écria-t-il, ne t'en va pas!

      —Il le faut, mon ami.

      —Gertrude! répéta-t-il encore en lui secouant la main, et en même temps mille pensées confuses lui montaient aux lèvres. Ses yeux regardaient sa cousine avec une expression touchante. Si ces grands yeux sombres avaient pu parler, ils auraient dit: «Par pitié, ne t'en va pas, sois patiente et appuie-toi sur mon bras!…» Mais les yeux se contentaient de lancer des regards navrants, et Xavier n'osait pas révéler tout ce qu'il avait dans le cœur. D'ailleurs son propre avenir était si obscur! Le secours qu'il aurait pu offrir était beaucoup si on l'aimait, peu de chose s'il n'était pas aimé. Qui pouvait savoir si Gertrude l'aimait autrement que comme un compagnon d'enfance?… Si elle l'avait aimé plus sérieusement, aurait-elle songé à partir?…

      Il refoula en lui les mots prêts à jaillir.

      —Soit, dit-il d'une voix étranglée, je ferai ta commission.

      Gertrude le remercia de nouveau et quitta l'atelier. Accoudé sur son établi, Xavier la regardait à travers les vitres tandis qu'elle suivait légèrement les plates bandes herbeuses. Elle avait disparu depuis longtemps déjà, qu'il était encore, à la même place, la main appuyée sur son front, roulant des pensées noires et découragées, pendant que le vent faisait tournoyer les feuilles sèches sur le gazon, et que les moineaux pépiaient dans les sapins….

      Quatre jours après, Xavier qui revenait des Islettes aperçut, au soleil couchant, Gertrude qui l'attendait sur le pas de la porte.

      —J'ai quelque chose pour toi, lui dit-il tristement, et il lui tendit une lettre qu'elle décacheta avec vivacité. Tandis qu'elle la lisait, Xavier, appuyé contre la porte, considérait le fin profil de la jeune fille éclairée par les rougeurs du couchant. Elle releva brusquement la tête, et il l'interrogea du regard.

      —Tout est terminé, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix; les demoiselles Pêche consentent à me prendre comme apprentie, et je dois être rendue à B… le 1er mars prochain… Ce soir je parlerai à ma tante…. Merci encore, Xavier!

      Elle se retourna pour lui serrer la main, mais il s'était déjà enfoncé dans l'ombre du couloir, et elle l'entendit s'éloigner du côté du jardin.

      Lorsque toute la famille fut réunie pour le souper, et que Gaspard eut allumé la lampe, Gertrude alla s'asseoir près de madame de Mauprié et déplia silencieusement sa lettre. Au bruit du papier froissé, la veuve posa son tricot et dit à sa nièce en lui dardant un regard froid:

      —Qu'y a-t-il, Gertrude, et que me veux-tu?

      —Ma tante, commença la jeune fille d'une voix émue mais ferme, vous m'avez accueillie chez vous, et depuis cinq ans vous avez été pour moi une parente dévouée; je vous ai imposé de lourds sacrifices et je vous en serai toujours reconnaissante….

      La veuve fronça les sourcils, piqua une aiguille dans ses cheveux et s'écria d'une voix brève:

      —Ça, où veux-tu en venir?

      —A vous annoncer, ma tante, que je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité: j'ai trouvé à B… une position convenable, et je viens vous demander la permission de l'accepter.

      En même temps elle remit sa lettre à madame de Mauprié. En entendant ces dernières paroles, Gaspard avait relevé brusquement la tête; Honorine et Reine se regardaient et cherchaient tout bas qu'elle pouvait être cette position mystérieuse qui allait permettre à leur cousine de se produire à la ville.

      «Cette chance-là ne m'arrivera jamais!» songeait Reine dépitée.—Xavier, les poings serrés sur les tempes, les lèvres froides, regardait la lettre, sa mère et Gertrude. Un silence profond remplissait la salle.

      La veuve ajusta ses lunettes et lut lentement, puis, rejetant le papier avec dédain:

      —Ainsi, dit-elle, tu veux te faire modiste!…

      Modiste!… A ce mot, Honorine ébaucha un sourire de pitié et Reine poussa un soupir de soulagement; quant à Gaspard, il se remit à frotter son fusil et à siffler d'un air narquois.

      —Oui, répondit Gertrude, je veux gagner ma vie honnêtement, et n'être à charge à personne.

      Madame de Mauprié se mordit les lèvres.

      —Tu as dix-neuf ans à peine, continua-t-elle, et je suis responsable de tes actes…. Est-il convenable que je te laisse aller à dix lieues d'ici, dans une boutique où tu seras en compagnie de filles de rien, et exposée à tous les dangers d'une situation pareille?

      —Les demoiselles Pêche sont d'honnêtes filles; j'habiterai chez elles, et d'ailleurs je saurai me protéger moi-même.

      —Et te payera-t-on suffisamment pour te faire vivre?

      —On me donnera, pour commencer, le logement et la table, répondit Gertrude en rougissant; jusqu'à ce que je gagne davantage, je vous prierai de m'envoyer une partie de la rente de six cents francs qui me vient de ma mère.

      —Et si nous refusons?… Car tu oublies que Gaspard est ton tuteur.

      —Alors, répliqua-t-elle d'un ton ferme, je m'adresserai à mon oncle

       Renaudin, qui est mon subrogé-tuteur et qui me fera émanciper.

      Gaspard se mit à rire bruyamment.

      —Eh! s'écria-t-il, laissez-la donc aller, ma mère!… Le village n'est pas fait pour de pareilles duchesses. Il leur faut la ville pour étaler leurs grâces et faire l'admiration des marjolets qui flânent le dimanche sur les promenades!… Toutes ces mijaurées-là s'imaginent qu'à la ville on trouve encore des rois qui épousent des bergères, et voici Reine qui grille d'envie, elle aussi, de trôner derrière un comptoir!

      Reine


Скачать книгу