Gertrude et Veronique. André Theuriet

Gertrude et Veronique - André Theuriet


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radoucissant, tu as pris le bon parti, qui est de travailler quand on est jeune… C'est comme cela que j'ai fait; j'ai quitté Lachalade à ton âge, avec mon paquet sur le dos… J'allais à B…, comme toi… Eh! eh! il y a eu de cela quarante-deux ans à la Chandeleur dernière…

      Il poussa un soupir, croisa ses longs doigts sur ses jambes et se mit à regarder le foyer à demi éteint où scintillaient parfois encore quelques points lumineux. Cette allusion à sa jeunesse l'avait rendu songeur; il resta longtemps silencieux. Gertrude embarrassée ne savait si elle devait s'en aller. A un mouvement qu'elle fit pour quitter sa chaise, M. Renaudin releva la tête.

      —Quoi! tu veux déjà partir, s'écria-t-il… Attends encore un peu, je n'ai pas tout dit.

      Il contempla un moment la jolie figure étonnée et attentive de sa nièce; on eût dit que ses regards se rafraîchissaient en se reposant sur ces cheveux soyeux, sur ces yeux limpides et rêveurs, sur cette petite bouche souriante… Il se leva péniblement et effleura de sa main ridée et tremblante les bandeaux crêpelés de Gertrude.

      —Comme tu as de beaux cheveux blonds! soupira-t-il. Va, rassieds-toi encore un peu; mes yeux ne sont pas souvent réjouis par la vue de la jeunesse… Arrête-toi un peu ici. Qui sait quand nous nous reverrons?

      Il secoua tristement la tête, et il y eut de nouveau un moment de silence. On entendait la bise se lamenter dans la cage de l'escalier.

      —Écoute le vent, reprit-il… Rassieds-toi et chauffe tes petits pieds… Attends, je vais mettre du bois au feu et te faire une bonne flambée.

      Il attisa le brasier et jeta sur les chenets une brassée de menu bois qui pétilla en lançant une flamme claire.

      —Eh! eh! dit-il en étendant ses mains devant le foyer, c'est gai, un bon feu, cela vous ragaillardit… C'est bien à toi, Gertrude, d'être venue me faire visite!

      —Et pourtant, répondit Gertrude un peu apprivoisée et demi-souriante, et pourtant vous ne m'aviez guère encouragée…

      —Oui, c'est vrai… Je me disais: «La caque sent toujours le hareng» et je te jugeais d'après tes grandes pecques de cousines, mais tu ne leur ressembles pas, tu es tout autre… Tu ressembles…

      Il s'arrêta, passa la main sur son front jauni et poussa un long soupir.

      —D'ailleurs, ajouta-t-il, je suis content de ton courage et de ta bonne envie de travailler… Mais tu ne m'as point dit ce que tu comptes faire à B…?

      —Je veux y apprendre le métier de modiste.

      M. Renaudin tressaillit et murmura en se parlant à lui-même: «Modiste… à B…? Il y a des ressemblances singulières!»

      Et comme si cette réflexion l'avait replongé dans de profondes méditations, il tourna la tête du côté de la cheminée. La flamme dansait sur les chenets en formant mille fantastiques images, et au dehors la bise se lamentait toujours. Était-ce la plainte du vent qui réveillait de vieux souvenirs, ou bien le vieillard revoyait-il dans les arabesques de la flamme les fuyantes apparitions d'une époque lointaine?… Il étendait ses mains vers le brasier, puis il les passait sur son front comme pour réchauffer sa mémoire engourdie. Sa figure s'était attendrie et ses yeux étaient devenus humides.

      —Tu auras grand froid sur la route, ma pauvre enfant! reprit-il tout à coup… Aie soin de bien te couvrir! En vérité, il y a des ressemblances singulières!… En te regardant et en entendant la bise de mars, il me semble revoir une pauvre enfant comme toi, qui s'en allait seule aussi dans la froidure et le vent… Écoute, dit-il en s'animant, laisse-moi te donner un conseil… Quand tu seras là-bas, à la ville, veille bien sur ton cœur! A ton âge, on ne demande qu'à aimer; défie-toi de ceux qui te diront que tu es jolie!… Ne donne pas ton cœur avant d'avoir au doigt un bel anneau de mariée. Veille sur toi; les hommes sont égoïstes et ne valent rien!…

      Il s'était levé, tout surexcité; l'expression étrange de sa figure effraya Gertrude:

      —Mon oncle, dit-elle, il est temps que je prenne congé de vous; je vais jusqu'aux Islettes à pied, et le brioleur Herbillon m'attend pour charger ma malle.

      —Allons! fit-il en abaissant la voix, merci de ta visite, Gertrude!

       Avant de partir, mets-toi là et écris-moi lisiblement ton adresse à B…

      Elle lui obéit, et pendant qu'elle écrivait, il ouvrit son secrétaire:

      —Je ne veux pas que tu t'en ailles sans rien emporter de moi. Tiens!

      Il lui glissa dans la main un double louis:

      —Serre-le bien, c'est de l'or… C'est beau et bon comme un rayon de soleil, et c'est plus rare! Ne le montre à personne ici, et promets-moi, si j'ai besoin de toi quelque jour, de revenir dès que je t'appellerai.

      —Je vous le promets, mon oncle, répondit-elle tout émue!

      —Maintenant, laisse-moi baiser tes cheveux blonds… Là… Bon voyage, petite Gertrude, et merci… Ta visite m'a fait du bien… Il l'accompagna jusque sur l'escalier:

      —Ne dis rien à tes cousines! lui cria-t-il encore.

      Quand Gertrude arriva au logis de sa tante, les sonnailles des mulets retentissaient déjà dans la descente de la Louvière.

      —Eh bien! lui demandèrent à la fois Reine et Honorine, comment t'es-tu tirée de ta visite à l'oncle Renaudin?

      —Il m'a bien reçue, répliqua-t-elle brièvement, et il est meilleur qu'on ne le dit.

      Gaspard était parti dès le matin pour la chasse, madame de Mauprié et ses filles étaient seules dans la salle. Gertrude courut à l'atelier espérant y trouver Xavier, mais l'appentis était vide. «Où peut-il être?» se demandait-elle et elle se sentait le cœur gros. Elle parcourut du regard l'étroit réduit où s'étaient passées les seules bonnes heures de sa jeunesse. Elle fit un adieu silencieux aux vitraux verdâtres, aux dessins accrochés aux murs, aux outils rangés le long de l'établi… Le bruit des sonnailles s'était rapproché.

      —Gertrude, cria la voix stridente d'Honorine, voici le brioleur!

      Elle se hâta d'accourir et questionna ses cousines sur Xavier, Reine haussa les épaules et répondit négligemment:

      —Il court les bois, sans doute.

      Gertrude sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle était habituée aux façons bizarres de son cousin, mais cette absence dans un pareil moment lui semblait impardonnable.—On avait chargé son bagage à dos de mulet. La veuve n'eut pas un moment d'expansion, et son baiser fut aussi froid que d'habitude.

      —Au revoir, ma nièce, fit-elle solennellement…, que Dieu vous garde!

      Gertrude embrassa ses deux cousines.

      —Nous t'écrirons là-bas et tu nous enverras des chapeaux! lui dit

       Reine.

      Ce fut la seule marque d'intérêt que Gertrude emporta de la maison de sa tante…

      Dans la chambre haute de l'Abbatiale, le vieil oncle Renaudin était resté tout absorbé par les souvenirs que la visite de sa nièce avait réveillés. Il s'était rassis dans son fauteuil et demeurait immobile, les coudes sur les genoux et le front dans les mains. La belle flambée allumée en l'honneur de Gertrude s'était éteinte et l'âtre ne contenait plus que des cendres grises; mais dans les corridors de la vieille maison le vent de mars gémissait toujours. Peu à peu on entendit au dehors, dans l'éloignement, un bruit de grelots. Le vieillard se leva, poussa un soupir et se mit à fouiller les tiroirs de son secrétaire. Dans un coin il trouva un objet de petite dimension soigneusement enveloppé de papier de soie. C'était une ancienne lorgnette de spectacle avec trois tuyaux de cuivre doré et une garniture d'ivoire. On ne s'en était pas servi depuis longtemps, car les tuyaux jouaient difficilement les uns dans les autres, M. Renaudin nettoya les lentilles avec un chiffon,


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