Gertrude et Veronique. André Theuriet

Gertrude et Veronique - André Theuriet


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La forêt leur plaisait et ils y prospérèrent. Dès 1530, Nicolas Volcyr, historiographe de Lorraine, vantait «les belles voirrières des boys d'Argonne.» Le dix-septième siècle fut leur âge d'or. Colbert avait augmenté leurs privilèges et assuré leur monopole. Ils inondaient de leurs bouteilles la Lorraine, la Champagne et la Bourgogne, gagnaient gros et dépensaient d'autant, faisant chère lie, menant grand train et ayant nombreuse lignée. Les aînés succédaient au chef de famille dans la direction de la verrerie, les cadets ne rougissaient pas de leur servir d'ouvriers; quelques-uns cependant devenaient gens d'épée ou gens d'église; l'un d'eux, Nicolas de Condé, fut de la Compagnie de Jésus et prononça une oraison funèbre du roi Louis XIII. Les filles épousaient des verriers du voisinage ou se faisaient religieuses. Dédaignés de la noblesse territoriale, qui raillait leurs occupations manuelles et les appelait des gentilshommes de verre[1], ils se tenaient fièrement à l'écart, ne frayant qu'avec leurs confrères, et rendant avec usure aux bourgeois les mépris hautains des nobles familles du voisinage.

      La révolution de 1789 porta un rude coup à leur prospérité en anéantissant leur monopole. Mais aujourd'hui encore ils ont en grand mépris les roturiers, qu'ils tiennent à distance et qu'ils appellent des sacrés-mâtins; ils ne se marient guère qu'entre eux, et la fille d'un gentilhomme verrier ferait plutôt d'un bourgeois son amant que son mari. La plupart vivent très pauvrement et ont adopté les mœurs et le costume des paysans au milieu desquels ils habitent; quelques-uns, fatigués de leur oisiveté, ont pris du service et sont devenus de bons officiers.

      C'était ce qu'avait fait le capitaine Jacques de Mauprié, père de Gertrude; mais ses efforts pour tirer sa famille de l'ornière n'avaient pas réussi. Il était mort trop tôt, et Gertrude, confiée aux soins de sa tante, était précisément tombée dans ce milieu d'où le capitaine avait si énergiquement cherché à sortir. Comme on l'a vu plus haut, la veuve de Mauprié, qui vivait maigrement d'une rente viagère de deux mille francs, avait accueilli sa nièce sans enthousiasme, et la vie que l'orpheline menait à Lachalade était des plus pénibles. Sa nature expansive et affectueuse était sans cesse refoulée et froissée, tantôt par la rudesse de Gaspard ou les méchancetés de Reine et d'Honorine, tantôt par les glaciales rebuffades de la veuve. Un seul membre de la famille, Xavier, lui avait toujours montré de la sympathie.

      Xavier de Mauprié venait d'entrer dans sa vingt-troisième année. Il avait été élevé jusqu'à dix-huit ans au petit séminaire de Verdun, et sa première impression, à son retour au logis, fut la vue de cette charmante cousine de quatorze ans qui lui sauta au cou le plus gentiment du monde. Madame de Mauprié avait eu l'espoir qu'il entrerait dans les ordres; mais la vocation ne venant pas, Xavier s'en retourna à Lachalade sans avoir une idée arrêtée au sujet d'une carrière quelconque. La famille était trop pauvre pour le pousser dans un emploi public, sa mère n'eût jamais consenti à faire de lui un commerçant; d'ajournements en ajournements, il resta à Lachalade, menant une vie dont l'inutilité lui pesait. Sous l'influence du milieu vulgaire dans lequel il grandissait, ses nerfs étaient devenus plus irritables, et son esprit de moins en moins communicatif. Gertrude seule aurait pu l'apprivoiser et le rendre expansif; mais, avec elle, un autre sentiment arrêtait son élan et paralysait sa langue,—la timidité.

      La grâce primesautière, l'esprit vif et naturel de la jeune fille imposaient à ce garçon sauvage et gauche. Il brûlait de confier à sa cousine les inquiétudes et les ambitions qui agitaient son âme, et tout le temps qu'il était seul, il trouvait mille façons de traduire ses aspirations confuses; mais une fois en face de Gertrude, les mots ne venaient plus. Il commençait une phrase, balbutiait en voyant les grand yeux de la jeune fille se fixer sur les siens, puis brusquement il s'arrêtait et redevenait silencieux. Plus Gertrude croissait en âge et plus Xavier se repliait sur lui-même; celle-ci, découragée par les airs farouches et le ton parfois bourru de son cousin, commençait à imiter sa réserve. Ils se sentaient toujours sympathiques l'un à l'autre; mais ils se parlaient peu, se bornant à échanger un sourire ou un regard, en signe de tacite alliance.

      Humilié de son inaction, las des distractions du village et des ineptes conversations de ses sœurs, Xavier s'était consolé en se livrant à son goût très vif pour le dessin. Comme son frère Gaspard, il s'était mis à courir les bois, mais ce n'était pas le même attrait qui le retenait dans les gorges de l'Argonne.—Il était devenu amoureux de la forêt.—Les arbres aux attitudes majestueuses, les terrains mouvementés, la riche coloration des bruyères roses ou des fougères dorées par l'automne; le monde toujours bruissant, gazouillant ou bondissant des insectes, des oiseaux et des fauves, tout cela le charmait et le passionnait. La fée des bois l'avait touché de sa baguette de coudrier; elle l'avait ramené, séduit et asservi sous les voûtes verdoyantes de la forêt enchantée. Il y passait des journées entières à dessiner. Il avait fait connaissance avec les charbonniers et les sabotiers de la Gorge-aux-Couleuvres, et ces silvains demi-sauvages, tout possédés de l'esprit forestier, l'avaient initié aux mystères des bois. Le soir, au long des fournaises flamboyantes, le maître charbonnier lui avait appris le nom de toutes les essences d'arbres, le chant de toutes les espèces d'oiseaux, et c'était en voyant le sabotier de la Poirière tailler le hêtre et le bouleau, qu'une préoccupation nouvelle avait agité son esprit.

      De l'admiration des belles choses au désir de les reproduire, la distance est courte. Xavier s'était tout à coup senti travaillé par ce besoin de création qui fait le tourment et la joie des organisations artistiques. Après s'être longtemps contenté de dessiner des arbres et des plantes, il fut pris du désir de serrer de plus près la réalité, tout en l'accommodant à certaines combinaisons idéales. La rustique industrie du sabotier Trinquesse fut pour lui comme une révélation. Il essaya à son tour de tailler le bois à sa fantaisie, et pria Trinquesse de lui apprendre son métier. Il y fit bientôt des progrès surprenants, et non content de manier la rouette et le paroir, il s'aboucha avec le menuisier de Lachalade, qui lui montra à dresser, à tourner et à assembler. Puis, son apprentissage terminé, il se procura les outils nécessaires et installa son atelier de sculpture sur bois dans un appentis adossé à la clôture du jardin.

      C'était là qu'il passait des journées entières, tout absorbé par des tentatives auxquelles personne dans la famille ne s'intéressait, sauf Gertrude. Ce fut là qu'il vint attendre sa cousine au lendemain de la scène qui ouvre ce récit. Cette visite matinale, annoncée si brusquement et si mystérieusement par la jeune fille, l'avait préoccupé toute la nuit; il allait et venait dans l'atelier d'un air impatient, et son inquiétude se peignait sur sa physionomie aux traits mobiles. C'était, à cette époque, un garçon maigre et brun, de taille moyenne et de mine rêveuse. Ses beaux yeux noirs, enfoncés dans l'orbite, avaient parfois l'air de regarder en dedans. Il ne portait pas sa barbe, et l'expression fine, un peu triste, de sa bouche ressortait mieux encore sur son visage soigneusement rasé. Les flammes sombres de ses yeux creux et la ligne rouge de ses lèvres tranchaient vivement sur la pâleur olivâtre de son teint, et donnaient un caractère saisissant à sa figure encadrée de longs cheveux noirs.

      Il tressaillit tout à coup en entendant crier le sable de l'allée; un frôlement de jupe et un léger bruit de pas annonçaient l'arrivée de Gertrude. Il courut ouvrir à sa cousine et l'amena jusqu'auprès de l'établi où un petit poêle ronflait joyeusement.

      —Je t'ai fait un bon feu, lui dit-il, assieds-toi là et chauffe tes pieds… L'air est humide ce matin.—Tout en tourmentant un morceau de bois avec son ciseau, il la regardait d'un air embarrassé, Gertrude était restée debout près de l'établi. Ses lèvres étaient serrées, ses regards sérieux, et elle pressait nerveusement contre sa poitrine les pointes de sa fanchon.

      —Comme tu es pâle! s'écria Xavier.

      —Je n'ai pas dormi, répondit-elle; j'ai pensé toute la nuit à une chose à laquelle je me suis décidée.

      —Que veux-tu dire, Gertrude, et qu'y a-t-il de nouveau?

      —Je ne puis plus supporter la vie que je mène, Xavier, je ne le puis plus!… Je sens chaque jour davantage combien je suis ici à charge à tout le monde.

      —A tout le monde?… interrompit Xavier en la regardant d'un air de reproche.


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