Gertrude et Veronique. André Theuriet

Gertrude et Veronique - André Theuriet


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      Le bonhomme distingua bientôt les mulets avec leur charge de charbon, puis le chien courant de l'un à l'autre, puis le brioleur chevauchant sur la dernière mule et fermant la file. Gertrude enveloppée dans un châle gris et coiffée d'une capeline bleue, cheminait à côté de lui.

      —Voici la petite! murmura Renaudin, comme elle marche bravement sur les cailloux de la route! Les Mauprié l'ont laissée partir seule… Ses nobles cousines n'ont pas daigné l'accompagner jusqu'aux Islettes; le hâle aurait gâté leur précieux teint!… Les pécores!… Heureusement Gertrude ne leur ressemble pas.

      Courbé vers la fenêtre, le front appuyé contre la targette glacée, il clignait un œil, et de l'autre suivait les détours de la route à travers la lorgnette. Au dehors, le vent secouait les branches décharnées et les pièces de toile pendues à des cordes dans le clos du voisinage. La girouette du toit virait et grinçait furieusement.

      —Quel vent! murmurait le vieillard, elle a bien fait de cacher ses cheveux blonds. Elle marche bravement; elle est vaillante et elle a du cœur… Tant mieux!

      Il la suivait toujours avec un redoublement d'attention à mesure que la distance rendait les images moins distinctes. Tout à coup une brume mystérieuse brouilla les objets et il ne vit plus rien… Une buée humide voilait le verre de la lunette. Les mains de M. Renaudin tremblaient. Il les porta à ses paupières, à ses yeux si longtemps secs comme son cœur, et il y trouva des larmes…

      Gertrude aussi, sur la route balayée par la bise, avait des pleurs dans les yeux. Elle écoutait pensivement le bruit berceur des sonnailles, elle regardait le ciel où de longs nuages couraient avec une hâte furibonde, le taillis où les chênes entre-choquaient leurs branches encore couvertes des feuilles de l'an passé, les oseraies rougeâtres qui bordaient le cours de la Biesme; puis elle se sentait un poids plus lourd sur le cœur et cherchant la cause de ce redoublement de peine, elle la trouvait dans l'absence étrange de Xavier. «Pourquoi n'est-il pas venu me serrer la main?» se demandait-elle. Cet oubli lui paraissait tellement inexplicable, qu'elle n'eût pas été étonnée de voir tout à coup Xavier sortir du bois et accourir au-devant d'elle. A chaque point noir qui apparaissait au loin: «Est-ce lui?» se disait-elle.—Puis le point grandissait, et c'était un cantonnier cassant des pierres ou un mendiant courbé sous sa besace, qui cheminait en comptant sa recette de vieux sous.

      Le brioleur Herbillon, qui était un brave homme et qui la voyait triste, essayait de la distraire en lui contant des histoires de chasse. De temps à autre, tout en talonnant son mulet, il entonnait une vieille chanson du pays, à laquelle les tintements des sonnailles formaient un accompagnement naturel. En sa qualité de brioleur, il savait des chansons de toute sorte et de toute provenance; tristes, gaies ou gaillardes; chansons de noce et chansons de métier, refrains de soldats ou complaintes de bergers.—Il en dit une surtout qui remua le cœur de Gertrude, tant l'air lui semblait doux et tant quelques-unes des rustiques paroles s'accordaient avec sa situation:

      «Mon Dieu, mon Dieu, que je suis aise

       Quand j'ai ma mie auprès de moi!

       Je la prends et je la regarde:

       O ma mignonne, embrasse-moi!

      —Comment veux-tu que je t'embrasse?…

       Tout chacun dit du mal de toi;

       On dit que tu vas à la guerre,

       Servir dans les soldats du roi.

      —Ceux qui t'ont dit cela, ma belle,

       Ne t'ont dit que la vérité;

       Mon cheval est là à la porte,

       Est tout sellé et tout bridé…

      —J'ai tant pleuré, versé de larmes,

       Que les ruisseaux ont débordé;

       Petits ruisseaux, grandes rivières,

       Quatre moulins en ont viré…»

      Gertrude à son tour fondait en larmes aux sons de cette complainte rythmée par la voix chevrotante du brioleur. Celui-ci vit que son remède produisait un effet contraire à celui qu'il avait espéré, et il s'arrêta court.

      —Voyons, dit-il, mademoiselle Gertrude, ne vous laissez pas aller ainsi à votre envie de pleurer. Je sais bien que ça soulage le cœur, mais ça gâte les yeux quasiment comme la fumée de bois vert. Allons, allons, hardi!… Montrez que vous êtes brave à l'égal de feu votre père!… Aussi bien, nous voici au bourg et il ne faut pas que les gens des Islettes vous voient pleurer comme une petite fille.

      On était arrivé en effet, et déjà l'auberge se montrait avec son escalier de pierre, son enseigne balancée par le vent, et sa remise pleine de chevaux de rouliers. Gertrude essuya ses yeux, le brioleur déchargea la petite malle, serra la main de la jeune fille et prit congé. La voiture ne devait pas tarder; Gertrude s'assit sur le banc de l'auberge, et elle n'y était pas depuis cinq minutes, lorsque tintèrent les grelots du courrier qui descendait au galop la côte de Biesme.

      Les chevaux s'arrêtèrent tout fumants devant l'auberge. On lia la malle derrière la capote, et déjà Gertrude s'apprêtait à monter, quand elle entendit son nom prononcé par une voix bien connue… Celui qu'elle n'espérait plus, Xavier, sortit d'une maison voisine et s'élança vers elle.

      —Ah! s'écria Gertrude en lui tendant la main, je savais bien que tu ne me laisserais pas partir ainsi!

      Xavier semblait très ému; ses yeux noirs brillaient et la course avait coloré ses joues.

      —J'ai eu peur de ne pas arriver à temps! dit-il enfin.

      —Pourquoi ne t'es-tu pas trouvé à la maison?

      Il secoua la tête et plongea ses yeux dans ceux de sa cousine:

      —Je ne voulais pas te faire mes adieux devant ma mère et mes sœurs. J'avais besoin de te serrer les mains à mon aise, loin des regards indifférents… Et puis… Il s'arrêta.

      —Et puis? fit Gertrude en souriant.

      —Et puis j'avais peur de montrer aux autres tout le chagrin que j'ai de te voir partir!

      Il détourna la tête et, comme s'il avait été honteux d'en avoir trop dit, il reprit avec brusquerie:

      —D'ailleurs, je voulais te donner ceci, et le serrurier des Islettes n'en avait pas terminé la monture.

      Il déchira le papier qui enveloppait un petit coffret de chêne sculpté, puis il le tendit à sa cousine.

      —C'est le premier essai dont je ne sois pas trop mécontent… Garde-le pour y mettre tes aiguilles et tes écheveaux.

      Elle souriait. Il ouvrit le coffret et y prit un bouquet de violettes et d'anémones sauvages,—les premières de la saison.

      —Tiens, continua-t-il, voici encore des fleurettes que j'ai cueillies pour toi dans un ravin exposé au midi.

      Gertrude sentait des larmes lui monter aux yeux.

      —Merci tout plein, ami Xavier, dit-elle en lui serrant de nouveau la main… Tu me gâtes!

      —En voiture! en voiture! cria le conducteur qui s'impatientait.

      Gertrude monta.

      —Pense un peu à moi, là-bas! murmura encore Xavier d'une voix brisée.

      Elle répondit en agitant la main et en aspirant longuement le parfum des fleurettes.

      —Hue, la Grise! Hardi, Blond!… s'écria le conducteur en faisant claquer son fouet. L'attelage prit le trot et la voiture disparut bientôt dans les vapeurs de la nuit brunissante.

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