Gertrude et Veronique. André Theuriet

Gertrude et Veronique - André Theuriet


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une Mauprié….

      A ces mots Gertrude sentit le rouge lui monter au front. Elle fit quelques pas vers sa tante; ses yeux étincelaient et ses narines frémissaient.

      —Madame, s'écria-t-elle d'une voix vibrante, c'est vous qui oubliez étrangement l'histoire de notre famille…. Vous parlez des Mauprié! Lorsque mes ancêtres vinrent en Argonne, ils étaient pauvres et ne crurent pas déroger en soufflant le verre…. J'entends agir comme eux et ne pense pas déchoir!…

      Il y eut de nouveau un grand silence dans la salle. Gaspard regardait sa cousine d'un air ébaubi, et lorsqu'on se mit à table, Xavier serra fortement la main de Gertrude. Le souper fut maussade; Gertrude ne mangeait pas, Xavier était pensif et les autres ne disaient mot.

      Lorsqu'on eut fini, madame de Mauprié retint légèrement par le bras sa nièce qui se disposait à se retirer.

      —Quand comptez-vous nous quitter? lui demanda-t-elle.

      —Je dois être au magasin le 1er mars, répondit la jeune fille, et je voudrais partir au moins la veille.

      —Nous avons encore quatre jours jusqu'à la fin du mois, reprit froidement la veuve, je pense que vous les emploierez à réfléchir…. Bonsoir, ma nièce.

      Elle s'apprêtait à lui tendre machinalement son front comme chaque soir, mais Gertrude se borna à la saluer et sortit sans ajouter une parole.

       Table des matières

      Le jour fixé pour le départ de l'orpheline était arrivé. Sa petite malle, cadenassée et ficelée, attendait dans le corridor le passage d'Herbillon le brioleur[2] qui devait la charger sur un de ses mulets, et accompagner la jeune fille jusqu'aux Islettes où passe le courrier de B… Il ne restait plus à Gertrude qu'une démarche pénible à faire, c'était sa visite d'adieu à l'oncle Renaudin. Cette visite lui coûtait, car le bonhomme était quinteux et recevait fort mal les visiteurs, surtout quand ceux-ci faisaient partie de sa famille. Néanmoins Gertrude se croyait obligée à ce dernier devoir. L'oncle Eustache était le frère de sa mère, et puis elle l'avait trouvé si faible, si vieilli, lorsqu'elle l'avait rencontré récemment!… Qui pouvait dire si elle le reverrait jamais? C'est en songeant à toutes ces choses que, vers midi, Gertrude prit le chemin de la maison de son oncle.

      Cette maison était une ancienne dépendance de l'abbaye de Lachalade, et on l'appelait encore l'Abbatiale. Elle était bâtie un peu en dehors du village, sur une éminence d'où l'on dominait la vallée de la Biesme, et elle comprenait, outre les bâtiments d'habitation, un grand jardin abandonné dont les murs croulants ne finissaient qu'à la lisière de la forêt. Le chemin qui allait du village à l'Abbatiale était bordé de peupliers mélancoliques et aboutissait à un grand mur triste dans lequel était pratiquée une porte cintrée, prudemment munie d'un guichet. C'est devant cette porte que Gertrude s'arrêta pour respirer, car son cœur battait fort et elle se sentait tout oppressée. Au bout de quelques minutes elle agita la chaîne rouillée de la sonnette. Un tintement plaintif réveilla l'écho de la cour sonore, un aboiement lointain y répondit, mais personne ne se montra. Enfin un bruit de sabots résonna dans la cour, puis une clef grinça dans la serrure et la porte s'entre-bâilla.

      —Bonjour, Fanchette; puis-je voir mon oncle? demanda Gertrude à une vieille servante qui l'examinait d'un air revêche.

      —Vous savez bien que M. Renaudin ne veut recevoir personne, répondit froidement celle-ci.

      —C'est que je pars ce soir… pour longtemps, et j'aurais désiré lui dire adieu.

      La servante, tenant toujours la porte à demi fermée, considérait la jeune fille d'un air soupçonneux.

      —Allons, Fanchette, dit une voix d'homme, laisse donc entrer mademoiselle dans la cour…. J'irai voir si elle peut monter là-haut.

      En même temps le vieux garde Pitois ouvrit la porte toute grande et fit passer Gertrude, malgré les protestations de Fanchette. Les deux domestiques s'acheminèrent vers la porte du vestibule, en discutant aigrement. Gertrude les suivait toute décontenancée et regardait machinalement la cour solitaire avec sa ceinture de hauts bâtiments aux volets clos, son puits à la margelle usée et sa pelouse ovale bordée de buis, où un grand houx dressait son feuillage sombre et piquant, emblème de la maussaderie des hôtes du logis….

      —Je vous dis que M. Renaudin ne la recevra pas! marmonnait Fanchette.

      —Encore faut-il s'en assurer, grommelait Pitois.

      —Allez-y donc, vieil entêté! s'écria-t-elle poussée à bout.

      Ils étaient arrivés dans le vestibule, en face d'un escalier de pierre qui conduisait à la chambre de M. Renaudin.

      —Eh bien! Fanchette, dit une voix perçante et plaintive, que signifie ce vacarme?…

      En même temps l'oncle Renaudin parut sur les marches supérieures de l'escalier. Il était enveloppé dans une longue redingote râpée, ses doigts maigres s'appuyaient à la rampe de fer, son corps était courbé comme la lame d'une serpe et sa tête surplombait, montrant un crâne couronné de cheveux blancs, un long nez pointu et des yeux gris qui dardaient un regard méfiant.

      —Que me veut-on? répéta-t-il d'un ton bref, en apercevant une figure étrangère.

      —C'est votre nièce, monsieur, dit Pitois.

      —Je ne veux voir personne, murmura le vieillard d'un ton bourru.

      —Mon oncle, commença Gertrude en s'avançant, je venais vous faire mes adieux… En même temps elle le regardait avec ses beaux yeux mouillés de larmes.

      Le son clair de cette voix sympathique sembla frapper le vieillard. Il s'arrêta, dévisagea silencieusement sa nièce, puis, comme si quelque chose avait enfin tressailli au dedans de lui, sa figure prit une expression moins rébarbative.

      —Tes adieux? reprit-il, tu quittes donc la maison du verrier?

      —Je vais à B…, répondit Gertrude.

      —A B…! s'écria M. Renaudin.—Les muscles de sa face parcheminée se détendirent et le nom de cette ville parut agir mystérieusement sur son esprit.—Pitois, cria-t-il, laisse-la monter.

      —Attrape! dit le garde triomphant, et il fit la nique à Fanchette qui s'éloigna d'un air grognon.

      Quand Gertrude fut sur le palier: «Attends un moment, petite!» murmura son oncle. Il se traîna dans sa chambre où la jeune fille l'entendit clore à double tour les portes des armoires et les tiroirs d'un secrétaire. «Tu peux venir maintenant!» lui cria-t-il.

      La pièce où elle entrait était entièrement lambrissée de chêne. Au fond, un grand lit carré à baldaquin de perse faisait face à la porte. De hautes fenêtres garnies de rideaux jaunis donnaient sur la vallée et les bois. M. Renaudin était assis dans son fauteuil de façon à avoir le secrétaire à portée de la main.—Viens te chauffer, dit-il à Gertrude en lui montrant une chaise près de la cheminée où deux pauvres tisons se mouraient dans un monceau de cendres. Il attisa un moment le brasier, puis fixant de nouveau ses yeux perçants sur la jeune fille:

      —Dis-moi, reprit-il, que vas-tu faire à B…?

      —Je vais y apprendre un métier, mon oncle, afin de gagner ma vie.

      La figure de l'avare s'éclaircit un peu.

      —Bien, fit-il, tu veux travailler… Bien cela, petite, et d'autant mieux que ce n'est pas dans les habitudes de ta famille… Et les Mauprié te laissent partir sans regret, hein?

      —C'est moi qui ai demandé à m'en aller; je ne voulais pas abuser de l'hospitalité de ma tante… Il faut apprendre à se suffire à soi-même, quand on est pauvre.

      —Pauvre!…


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