Fenêtre sur le passé. Fernand Fleuret
morts. Elle la prit et s’en fut vers son mari, pleine de colère, et tourmentée d’un mauvais dessein, à cause qu’elle craignait qu’il ne lui sût mauvais gré de ce qu’il l’avait ainsi vue, et qu’il ne le lui reprochât un jour. Elle lui dit:
–Sire, je vais vous délivrer tout de suite.
Alors, l’épée levée, elle vint sur son mari et fit le geste de le frapper par le milieu du corps. Il redouta le coup qu’il voyait venir, car il était tout nu, n’ayant que sa chemise et ses braies sans plus. Il tressaillit si fort que les liens de ses mains se relâchèrent; et elle le frappa de telle sorte qu’elle le blessa un peu, et entama la courroie dont il était ligoté. Quand il sentit les liens céder, il tira à lui, rompit la courroie, sauta sur ses pieds, et dit:
–Dame, s’il plaît à Dieu, ce n’est pas encore aujourd’hui que vous me tuerez!
–C’est bien, Sire, ce qui me fâche le plus! fit-elle.
Il lui prit l’épée et la remit au fourreau; puis, la main sur l’épaule, il la ramena en arrière, par le chemin qu’ils avaient pris. Quand il fut à l’orée du bois, il trouva une grande partie de sa compagnie qui venait à sa rencontre. Le voyant si nu, ils lui demandèrent:
–Sire, qui donc vous a mis en cet équipage?
Il leur dit qu’il avait été attiré dans une embûche par des voleurs, et ses gens en mon trèrent grand peine. Cependant, Monseigneur et sa Dame furent bientôt vêtus et équipés, car ils avaient bagages bien garnis; puis ils remontèrent en selle et allèrent leur voie.
Ils chevauchèrent tout le jour sans que Messire Thibault fît à la Dame plus froide mine, et ils arrivèrent la nuit dans une bonne ville où ils se logèrent. Messire Thibault demanda à son hôte s’il y avait dans les parages quelque maison de religion où l’on pût laisser une Dame.
–Sire, fit l’hôte, vous tombez bien, car il est près d’ici une très religieuse maison de saintes Dames.
La nuit passée, Messire Thibault, s’en alla à la maison désignée, y entendit la messe et parla ensuite à l’abbesse, qu’il pria de garder jusqu’à son retour la Dame qu’il amenait, ce qu’on lui accorda volontiers. Il laissa quelques gens de sa suite pour la servir, et s’en fut accomplir son pélerinage du mieux qu’il put. Quand il l’eut fait, et bel et bien, il s’en revint trouver la Dame.
Il se répandit en largesses, reprit la Dame et l’emmena dans son pays, en aussi grande joie et grand honneur qu’ils en étaient partis, mais il s’abstint de coucher avec elle. On célébra par des réjouissances leur retour, et le comte de Ponthieu, le père de la Dame, et le comte de Saint-Pol, oncle de Monseigneur Thibault, vinrent à leur rencontre en nombreuse compagnie. Et les Dames et les Demoiselles rendirent force hommages à la comtesse.
Le jour même, le comte de Ponthieu s’assit à table, entre Sa fille et Monseigneur Thibault, et il advint que le comte dit:
–Thibault, mon cher fils, qui va au loin entend et voit, et ceux-là ne savent rien qui ne se remuent. Or donc, contez-moi, s’il vous plaît, ce que vous avez vu ou ouï-dire depuis que vous partîtes de ce pays.
Messire Thibault lui répliqua qu’il ne savait conter aucune histoire; mais le comte l’en priant de nouveau le tourmenta si fort et se montra si désireux de l’entendre que Messire Thibault lui répondit:
–Sire, puisqu’il faut en venir là, je vous conterai, mais non pas à portée d’oreille de tant de gens, s’il vous plaît.
Le comte lui répondit qu’il consentait à l’entendre ainsi. Dès que l’on eut mangé, il se leva, et, prenant Monseigneur Thibault par la main:
–Maintenant, racontez-moi votre histoire, car il n’y a pas grand monde ici pour nous entendre.
Alors, Messire Thibault commença à lui conter ce qu’il était advenu à un chevalier et à une Dame, comme il est dit au commencement, sans toutefois nommer personne. Le comte, qui était sage et réfléchi, lui demanda ce que le chevalier avait fait de la Dame, à quoi il répondit que le chevalier, revenant sur ses pas, avait ramené la Dame en son pays, à aussi grand joie et grand honneur que devant, sauf qu’il s’abstenait de partager sa couche.
–Thibault, fit le comte, je n’eusse pas imité le chevalier, car, par la foi que je dois à Dieu et l’amitié que j’ai pour vous, j’aurais pendu la Dame par ses tresses à un arbre, ou avec une liane de ronce, ou encore de la courroie même de l’épée, si je n’eusse trouvé d’autre corde.
–Sire, fit Monseigneur Thibault, la chose est vraie, mais elle le sera plus encore quand la Dame en témoignera de sa propre bouche.
–Thibault, savez-vous quel était ce chevalier?
–Sire, je vous prie que vous m’exemptiez de le nommer, car là ne réside pas grand avantage!
–Thibault! sachez que ce n’est pas mon gré que vous le celiez.
–Sire, je le dirai donc puisque je n’en puis être dispensé; mais, encore une fois, volontiers je le voudrais être, s’il vous plaisait, car il n’y a là grand gain ni grand honneur!
–Thibault, puisque vous avez poussé si avant votre histoire, apprenez que je veux savoir à l’instant à quel chevalier cette aventure advint, et, attendu que vous le savez, je vous en conjure par la foi que vous devez à Dieu et à moi-même!
–Sire! vous m’en conjurez, je vous le dirai! Et je veux que vous teniez pour vérité que je suis ce chevalier. Et sachez encore que je fus tant blessé en mon cœur que je n’en ai parlé à homme vivant, et que j’eusse bien volontiers différé de vous en parler, s’il vous eût plu.
Quand le comte entendit cet aveu, il en fut tout dolent et ébaubi, et il demeura longtemps sans dire mot. Il parla enfin:
–Thibault, ce fut donc à ma fille qu’arriva cette aventure?
–Oui, Sire, vraiment!
–Thibault, puisque vous me l’avez ramenée, vous en serez bien vengé!
Après avoir manifesté sa colère, le comte appela sa fille et lui demanda si ce que Messire Thibault avait dit était vrai, et, comme elle s’informait de quoi, il lui répondit:
–De ce que vous le voulûtes tuer, ainsi qu’il vient de me le conter.
–Oui, sire.
–Et pourquoi le voulûtes-vous faire?
–Sire, pour une raison qui me pèse et me fâche encore, et qui me fait regretter de ne l’avoir tué.
Le comte laissa les choses en cet état et attendit le départ de la cour.
A quelque temps de là, le comte s’en fut un jour à Rue-sur-la-Maye, et Messire Thibault avec lui, et le fils du comte, et la Dame, enfin, qu’il avait fait amener. Le comte fit appareiller une forte barque, où il commanda que l’on mît un tonneau tout neuf, épais, grand et solide. Ils entrèrent tous trois dans le bateau, sans plus de compagnie que les mariniers, qui les menèrent à la rame. Le comte les fit bien ramer ainsi deux lieues en mer, et chacun se demandait avec étonnement à quoi il voulait en venir, mais nul n’osait le lui demander. Quand ils furent au large, le comte fit défoncer le tonneau, saisit la Dame qui était sa fille, et qui était belle et bien parée, et la força d’y entrer; l’on remit convenablement le fond, et la bonde fut bien bouchée et étoupée, afin que l’eau ne pût entrer d’aucune manière. Alors le comte commanda de mettre le tonneau sur le bord du navire, et, de ses propres mains, il le poussa à la mer, en disant:
–Je te recommande aux vents et aux flots!
Messire Thibault et le frère de la Dame en étaient éplorés, aussi tous ceux qui étaient là, et ils tombèrent ensemble aux pieds du comte en le suppliant de les laisser délivrer l’infortunée. Le comte, plein de courroux,