Fenêtre sur le passé. Fernand Fleuret

Fenêtre sur le passé - Fernand Fleuret


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du peuple le vinrent trouver et lui dirent:

      –Sire, nous vous demandons de nous accorder notre droit.

      Et, comme il leur demandait de quoi il s’agissait:

      –Sire, un captif chrétien pour le tirer à la cible.

      Le Soudan y consentit, car il lui importait peu, et il leur dit:

      –Allez à la prison, et prenez celui qui a le moins de temps à vivre,

      Ils allèrent donc à la prison et en tirèrent le comte, dont le visage était couvert d’une barbe épaisse. Quand le Soudan le vit en si triste état, il leur dit:

      –Celui-ci n’aurait guère vécu; allez, emmenez-le, et faites-en votre volonté.

      La femme du Soudan qui, comme vous vous le rappelez, était la fille du comte, se trouvait sur la place où l’on amenait son père pour le tuer. Le cœur lui battit dès qu’elle le vit, non pas qu’elle le reconnût, mais parce que son instinct filial la contraignait à la compassion.

      –Sire, dit-elle alors au Soudan, comme je suis Française, je parlerais volontiers à ce pauvre homme devant qu’il mourût, s’il vous plaisait.

      –Dame, fit le Soudan, je veux bien.

      La Dame s’approcha du comte, le tira à part, fit reculer les Sarrasins, et lui demanda qui il était.

      –Dame, je suis d’une terre du royaume de France, qu’on appelle Ponthieu.

      Le sang lui tourna quand elle entendit cela; mais, aussitôt, elle le questionna sur son rang.

      –Dame, en vérité, fit-il, mon rang ne m’importe plus guère, car, depuis que je suis parti, j’ai tant souffert de peines et d’angoisses que j’aime mieux mourir que de vivre. Cependant, tenez pour vrai que j’étais comte de Ponthieu.

      A cet aveu, la Dame ne fit semblait de rien, et, quittant le comte, elle s’approcha du Soudan. Elle lui dit:

      –Sire, donnez-moi ce prisonnier, s’il vous plaît: il connaît les échecs et le trictrac, il jouera devant vous et vous les apprendra. Il sait aussi de belles histoires qui vous plairont.

      –Dame, fit le Soudan, je vous le donne très volontiers; par ma foi! faites-en ce que vous voudrez.

      Sur ce, la Dame le prit et l’envoya en sa chambre. Le geôlier en alla quérir un autre, et amena Messire Thibault, lequel portait bien pauvre habit, car il n’était vêtu que de ses cheveux et d’une barbe fort longue. Il était maigre et décharné comme quelqu’un qui a souffert peine et douleur. Quand la Dame le vit, elle dit au Soudan:

      –Sire, je parlerais encore volontiers à celui-là, s’il vous plaisait...

      –Dame, dit-il, je veux bien.

      La Dame fut à Monseigneur Thibault et lui demanda d’où il était.

      –Dame, je suis de la terre au vieil prudhomme qu’on emmena avant moi; j’eus sa fille pour femme, et suis chevalier.

      La Dame reconnut bien son mari, et retournant au Soudan elle lui dit:

      –Sire, vous m’accorderiez encore une, grande grâce si vous me donniez celui-ci.

      –Dame, fit-il, je vous le donne volontiers.

      Elle l’en remercia, et envoya le prisonnier en sa chambre avec l’autre.

      Cependant, les archers vinrent en hâte trouver le Soudan, et lui dirent:

      –Sire, vous nous faites tort, et le jour va sur son décllin.

      On alla de nouveau à la prison, d’où l’on amena le fils du comte, qui était couvert de cheveux entremêlés, comme quelqu’un qui depuis longtemps n’a fait toilette. Jeune, il n’avait point encore de barbe, mais il était si maigre et si faible qu’à peine pouvait-il se soutenir. Quand la Dame le vit, elle en eut grand pitié. Elle l’aborda, et lui demanda de qui il était le fils, et d’où il venait; à quoi il répondit qu’il avait pour père le premier prud’homme. Elle reconnut bien son frère, mais n’en laissa rien voir.

      –Sire, fit-elle alors au Soudan, vous me feriez grand plaisir si vous me donniez celui-ci, car il sait les échecs et le trictrac, et toutes sortes d’autres jeux qui vous plairont à voir et entendre.

      Et le Soudan lui dit:

      –Dame, par ma foi, s’il y en avait cent, volontiers vous les donnerais-je.

      La Dame l’en remercia beaucoup, prit le captif et l’envoya immédiatement en sa chambre. On alla de nouveau à la prison, et l’on en tira un autre, auquel la Dame n’accorda aucune attention, vu qu’elle ne le connaissait pas. Il fut mené à son martyre, et Notre-Seigneur Jésus-Christ reçut son âme. La Dame alors s’en alla, car les tortures que les Sarrasins infligeaient aux chrétiens lui déplaisaient.

      Elle se rendit en sa chambre, où les prisonniers étaient, et, quand ils la virent, ils essayèrent de se lever, mais elle leur fit signe qu’ils se tinssent cois. Puis elle s’approcha d’eux et leur fit signes d’amitié. Alors, le vieux comte lui demanda:

      –Dame, quand nous tuera-t-on?

      Elle lui répondit que ce ne serait pas encore toute de suite.

      –Dame, firent-ils, cela nous chagrine: nous avons si grand faim qu’il s’en faut de peu que le cœur ne nous manque.

      Elle sortit et fit préparer de la nourriture, qu’elle leur apporta avec un peu à boire, n’en donnant que juste mesure à chacun. Mais, lorsqu’ils eurent mangé, ils se sentirent plus grand faim que devant. Elle leur bâilla pitance ainsi dix fois par jour, petit à petit, car elle craignait que s’ils mangeaient à leur volonté ils n’en prissent au point d’en souffrir. C’est donc pourquoi elle les nourrissait modérément.

      La bonne dame les reput de la sorte et fut à leurs côtés durant les sept premiers jours. La nuit, elle les faisait coucher mollement; et elle remplaça leurs mauvais habits par d’autres, nets et bien propres. Au bout de huit jours, elle les nourrit progressivement de plus en plus, et leur laissa enfin le manger et le boire à l’avenant. Ils eurent échecs et trictrac, jouèrent et furent tout aises. Le Soudan était souvent avec eux; il prenait plaisir à les regarder jouer, et la Dame se contenait si sagement qu’aucun ne la reconnut, pas plus à ses propos qu’à sa façon d’être.

      Il arriva peu après, comme l’histoire le dit, que le Soudan eut fort à faire, car un riche Soudan voisin ravagea ses terres et commença à le guerroyer. Lui, pour venger cette offense, manda ses gens de toutes parts et en assembla une grande armée. Quand la Dame le sut, elle se rendit en la chambre où étaient les prisonniers, s’assit devant eux, et leur dit:

      –Seigneur, vous ne m’avez relaté qu’une partie de votre histoire; or, je voudrais bien savoir si ce que vous m’avez conté est vrai ou non. L’un de vous m’a dit qu’il était comte de Ponthieu, qu’il avait eu une fille, et que cet autre-là était son fils. Je suis Sarrasine et sait l’art de nécromancie: ainsi, je vous assure que vous ne fûtes jamais si près de la mort comme maintenant si vous ne me dites la vérité. Vous, votre fille qui épousa ce chevalier, que devint-elle.

      –Dame, fit le comte, je crains bien qu’elle ne soit morte.

      –Comment mourut-elle?

      –Ma foi, Dame, pour un sujet qu’elle mérita.

      –Et quel fut-il?

      Le comte commença à conter en pleurant qu’elle ne pouvait avoir d’enfant, et comment le bon chevalier son mari promit à Monseigneur saint Jacques de se rendre en Galice; comment la Dame le pria de la laisser aller avec lui, ce qu’il lui permit volontiers; et comment, enfin, ils partirent en grand joie et arrivèrent en une forêt où ils se trouvèrent sans compagnie. Ils rencontrèrent des voleurs bien armés qui les attaquèrent. Bien qu’il


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