Fenêtre sur le passé. Fernand Fleuret

Fenêtre sur le passé - Fernand Fleuret


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qu’elle était belle, et chacun la voulut avoir. Ils finirent par s’accorder pour tous la posséder et se satisfirent malgré elle, qui en resta toute honteuse et attristée. Cela fait, ils disparurent. Quand sa femme revint vers lui, le bon chevalier lui dit, la priant très doucement:

      –Dame, déliez-moi les mains, et nous nous en irons.

      Elle aperçut alors l’épée d’un des voleurs morts, la prit et marcha sur son mari, feignant une grande colère, et disant:

      –Je vais vous délier...

      Alors elle leva son épée nue, cherchant à le frapper au corps; mais, grâce à Dieu et à la vigueur du chevalier, qui put esquiver le coup, elle n’atteignit que les liens dont il était ligoté et les entama. Tout blessé et tout attaché qu’il fût, il se leva, et dit:

      –Dame, s’il plaît à Dieu, ce n’est pas aujourd’hui que vous me tuerez!

      A ces mots, la femme du Soudan l’interrompit:

      –Ah, sire! tout ce que vous me dites est vrai, mais je sais la raison de sa conduite, moi!

      –Dame, fit le comte, et pourquoi?

      –Eh bien, fit-elle, à cause de la grande honte qui lui était venue!

      Quand Messire Thibault entendit cela, il commença à pleurer tout doucement, puis il dit:

      –Ah! quelle faute avait-elle donc commise? Que Dieu me délivre de ma prison s’il est vrai que je lui en eusse jamais fait reproche, car ce fut contre son gré.

      –Sire, dit la Dame, elle ne le croyait pas. Mais, dites-moi, pensez-vous qu’elle soit plutôt morte que vive?

      –Dame, nous ne savons.

      –Et moi, fit le comte, je sais que le martyre que nous avons souffert, Dieu nous l’a envoyé pour le péché que j’ai commis.

      –Et s’il plaisait à Dieu qu’elle fût en vie, fit la Dame, et que vous pussiez en avoir des nouvelles, qu’en diriez-vous?

      –Dame, fit le comte, j’en serais plus joyeux que d’être délivré de cette prison, ou que d’avoir autant de richesses comme je n’en eus jamais en ma vie!

      –Dame, fit Messire Thibault, que Dieu m’accorde ce que je désire le plus, s’il est vrai que je serais moins joyeux d’être roi de France.

      –Certes, Dame, fit le page, qui était le frère de la Dame, on ne pourrait me donner ni me promettre chose dont je fusse plus joyeux comme de la vie de ma sœur, qui était si belle et bonne Dame!

      Quand elle entendit leurs paroles, son cœur s’attendrit. Alors, elle loua Dieu et lui rendit grâces, et elle leur dit:

      –Toutefois, prenez garde qu’il n’y ait fausseté en vos paroles!

      Et ils répondirent:

      –Dame, il n’y en a pas.

      La Dame commença à pleurer tendrement, puis elle leur dit:

      –Seigneur, maintenant vous pouvez bien dire que vous êtes mon père, car je suis votre fille, celle à qui vous fîtes ressentir si cruelle justice. Et vous, Messire Thibault, vous êtes mon maître et mon mari; et vous, Sire page, vous êtes mon frère!

      Et alors, elle leur conta comment les marchands l’avaient trouvée, et comment ils firent d’elle présent au Soudan. Et quand ils entendirent cela, ils en furent si joyeux qu’ils laissèrent éclater leur plaisir; puis ils se jetèrent à genoux pour lui demander pardon. Mais elle les en empêcha, et leur dit:

      –Je suis Sarrasine et renégate, autrement je n’aurais pu durer. Je vous supplie donc sur l’amour que vous portez à la vie, sur celui de vos biens, qui peuvent devenir plus considérables encore, de ne sembler pas m’avoir reconnue, et de conserver un air tranquille. Laissez-moi faire. Et maintenant, je vous dirai pourquoi je me suis révélée à vous: le Soudan, mon époux, doit aller prochainement en expédition, et je sais bien, dit-elle à Monseigneur Thibault, que vous êtes un vaillant et preux chevalier. Je prierai donc le Soudan qu’il vous emmène, et vous le servirez de telle sorte qu’il ne m’en puisse faire de reproches.

      Sur ces mots, elle fut trouver le Soudan, et lui dit:

      –Sire, un de mes prisonniers ira avec vous, si vous le voulez.

      –Dame, dit-il, je n’oserais m’y fier, de crainte qu’il ne me fît fausseté.

      –Sire, dit-elle, emmenez-le sans crainte, car je retiendrai les autres.

      –Dame, je l’emmènerai, puisque vous me le conseillez, et je lui donnerai un bon cheval, des armes et tout ce qui lui conviendra.

      La Dame s’en revint auprès de Monseigneur Thibault, et lui dit:

      –J’ai si bien fait, que vous irez avec le Soudan. Songez donc à vous bien tenir.

      Son frère s’agenouilla devant elle et la pria qu’elle obtînt du Soudan qu’il l’accompagnât aussi.

      –Non, dit-elle, car la chose serait trop claire.

      Le Soudan équipa ses gens et s’en fut contre ses ennemis, Messire Thibault avec lui. Par la volonté de Jésus-Christ qui n’oublia jamais ceux qui mirent en lui leur foi et confiance, Messire Thibault fit tant qu’il déconfit en peu de temps les ennemis, et ainsi le Soudan remporta la victoire, et ramena en grande joie quantité de prisonniers. Sitôt revenu, le Soudan alla trouver la Dame, et il lui dit:

      –Dame, sur ma foi, je me loue fort de votre prisonnier, car il m’a bien servi; s’il voulait quitter sa religion pour la nôtre, je lui donnerais des terres et le marierais richement.

      –Sire, je ne sais, mais je ne crois pas qu’il y consente.

      Là-dessus, ils restèrent sans mot dire. La Dame fit son plan le mieux qu’elle put; puis, allant à ses prisonniers elle leur dit:

      –Seigneurs soyez sur vos gardes: que les Sarrasins ne s’aperçoivent de notre entente! S’il plaît à Dieu, nous reverrons la France et la terre de Ponthieu.

      Un jour, il arriva que la Dame se mit à se plaindre et gémir devant le Soudan, et elle lui dit:

      –Sire, je suis enceinte, je m’en aperçois bien, et en grand malaise tombée. Et jamais, depuis que vous vous en allâtes, je n’ai mangé chose à laquelle je trouvasse de saveur.

      –Dame, fit-il, je suis fort marri de votre maladie, mais je suis tout heureux de vous savoir grosse. Commandez, et dites-moi toutes les choses que vous croyez qui vous soient bonnes, je les ferai chercher et accommoder, quoi qu’elles me dussent coûter.

      Quand la Dame entendit cela, elle en eut grande joie en son cœur, et, sans toutefois en laisser rien voir, elle dit:

      –Sire, mon vieux prisonnier prétend que si je ne vais prochainement en pays semblable à ma terre natale, je ne pourrai vivre longtemps. Ah, Sire, j’en mourrai!

      –Dame, fit le Soudan, je ne veux du tout point votre mort. Mais, dites-moi en quel pays vous voulez aller: je vous y ferai conduire.

      –Sire, peu m’en chaut; au moins, que ce soit hors de cette ville.

      Alors le Soudan fit armer un bel et grand navire, bien chargé de vins et de provisions.

      –Sire, dit la Dame au Soudan, j’emmènerai mon vieux prisonnier, et aussi le jeune; ils joueront avec moi aux échecs et au trictrac, et je prendrai mon fils pour me distraire.

      –Dame, qu’il soit fait selon votre volonté; mais que deviendra le troisième prisonnier?

      –Sire, vous en ferez ce que vous voudrez.

      –Dame, dit-il, je veux que vous l’emmeniez avec vous, car il est courageux et expérimenté. Il vous gardera bien sur terre et sur mer en toute occasion.

      Ils


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