Fenêtre sur le passé. Fernand Fleuret

Fenêtre sur le passé - Fernand Fleuret


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vent et filèrent bonne allure. Les mariniers appelèrent la Dame et lui dirent:

      –Dame, ce vent nous mène droit sur Brindes: commandez donc selon votre plaisir.

      Elle leur dit:

      –Laissez courre hardiment; comme je sais parler français et autres langues, je vous conduirai partout.

      Ils naviguèrent si bien de jour et de nuit que, par la volonté de Jésus-Christ, ils arrivèrent à Brindes, où ils abordèrent heureusement. Ils descendirent à terre et furent recus à grande joie. La Dame, toujours avisée, prit à part ses prisonniers, et leur dit:

      –Seigneurs, je veux que vous vous rappeliez nos conventions, et veux être bien sûre de vous. Jurez-moi donc, pour ma sauvegarde, de tenir vos promesses, car il est encore en mon pouvoir de retourner.

      Ils répondirent:

      –Dame ne doutez pas que nous vous eussions juré une chose qui ne vous fût tenue loyalement. Et sachez, par notre foi chrétienne et par nos baptêmes, et tout ce que nous devons à Dieu, que nous tiendrons parole.

      –Je vous en crois, fit la Dame. Seigneurs, voici le fils que j’ai eu du Soudan; qu’en ferons-nous?

      –Dame, à grand honneur et grand joie, qu’il soit le bienvenu!

      –Seigneurs, fit la Dame, j’ai fort mal agi envers le Soudan, car je lui ai ravi mon corps et son fils que tant il aimait.

      Elle retourna alors vers les mariniers, les appela et leur dit:

      –Mes amis, partez, et dites au Soudan que je lui ai ravi mon corps et son fils que tant il aimait, et que j’ai délivré de prison mon père, mon mari et mon frère!

      Les mariniers en entendant cela furent très affligés, mais ils n’y pouvaient rien. Ils s’en retournèrent donc fort dépités, à cause de la Dame et de leur jeune seigneur, qu’ils chèrissait grandement, et aussi à cause des prisonniers, qui se trouvaient ainsi perdus sans retour. Grâce aux marchands et aux Templiers, qui volontiers lui prêtèrent du leur, le comte parvint à se loger.

      Quand le comte et sa compagnie eurent séjourné en la ville autant qu’il leur plut, ils troussèrent bagage et s’en furent à Rome. Le comte se présenta au Pape avec sa suite, et chacun se confessa de son mieux, de quoi le Pape eut grand contentement. Il baptisa l’enfant, qui fut appelé Guillaume. Puis il réconcilia la Dame avec Dieu, la remit en sacrement de mariage à Monseigneur Thibault son époux, et, donnant à chacun pénitence, il les délia de leurs péchés.

      Peu après cela, ils partirent de Rome en prenant congé du Pape, qui les avait fort honorés et qui leur donna sa bénédiction.

      Ils cheminèrent joyeusement, louant Dieu et sa Mère, et les saints et les saintes, auxquels ils rendirent grâce du bien qu’ils leur avaient fait. Tant voyagèrent qu’ils arrivèrent en leur pays natal, où ils furent reçus à grandes processions par les évêques, les abbés, les gens de religion de l’un et de l’autre clergé, qui les avaient si longtemps attendus. De toutes ces joies, leur plus grande fut de revoir la Dame qui avait délivré son père, son mari et son frère des mains des Sarrasins, de la facon que vous savez. Mais nous les laisserons à ce point, pour nous occuper des mariniers et des Sarrasins qui les avaient menés à Brindes.

      Les mariniers et les Sarrasins, donc, qui les avaient menés à Brindes, s’en retournèrent le plus tôt qu’ils purent. Comme ils avaient bon vent, ils coururent tant qu’ils arrivèrent devant Aumarie. Ils descendirent à terre tout affligés, et allèrent porter leur nouvelle au Soudan, qui s’en montra fort abattu et en eut grand deuil. A cause de cette aventure, il se déprit un peu de sa fille restée avec lui. Cependant, la Demoiselle devint si sage et crût en telles perfections que tous l’honorèrent et l’estimèrent pour le bien qu’on en disait.

      Mais, laissons le Soudan, qui regrette amèrement sa femme et ses prisonniers, pour retourner au comte de Ponthieu, lequel fut reçu en son pays à grandes processions et honoré comme seigneur du comté.

      A peu de temps de là, son fils passa chevalier et l’on en fit grand fête. Ce fut un vaillant et preux chevalier, qui choya les prudhommes et aida de son mieux les nobles sans fortune, et ceux-ci prisèrent sa courtoisie et sa générosité exemptes de tout orgueil. Toutefois, il vécut peu, dont ce fut grand dommage, et tous le regrettèrent.

      Il advint ensuite que le comte tint une grande cour, où se trouvèrent réunis quantité de chevaliers et autres gens. Parmi eux, se montrait un chevalier normand de haut lignage appelé Monseigneur Raoul des Préaux. Ce Raoul avait une fille belle et sage. Le comte parla tant à Monseigneur Raoul et à ses amis qu’il fit le mariage de Guillaume, son neveu et fils du Soudan d’Aumarie, avec la fille de Monseigneur Raoul, lequel n’avait autre héritière. Guillaume épousa donc la Demoiselle, et les noces furent célébrées très richement. Bref, Guillaume devint seigneur des Préaux.

      La Paix régna alors dans le pays, et Messire Thibault eut deux enfants mâles de la Dame, qui devinrent gens de grand seigneurie. Le fils du comte de Ponthieu, dont nous avons dit tant de bien, mourut assez tôt après, et il en fut fait grand deuil par toute la terre de Ponthieu. Le comte de Saint-Pol vivait encore, mais, à sa fin, ce furent les deux fils de Monseigneur Thibault qui héritèrent les deux comtés. La bonne Dame, leur mère, vécut en rigoureuse pénitence, se répandant en largesses et aumônes; et Messire Thibault, tant qu’il fut en vie, fit toujours beaucoup de bien en vrai prud’homme qu’il était.

      La jeune princesse demeurée avec le Soudan son père, crût en grande sagesse et beauté. On l’appelait la Belle Captive, du fait que sa mère l’avait laissée, comme vous savez. Un Turc fort vaillant au service du Soudan, nommé Malakin de Baudas, vit la Demoiselle courtoise et sage, et, comme on en contait beaucoup de bien, il la convoita pour femme.

      –Sire, dit-il au Soudan, en retour des services que je vous ai rendus, accordez-moi un don.

      –Malakin, fit le Soudan, lequel?

      –Sire, si je n’en étais empêché par sa naissance, qui est fort au-dessus de la mienne, je vous le dirais.

      Le Soudan, sage et avisé, lui dit:

      –Parlez sans crainte, car je vous aime et estime beaucoup, et s’il est en mon pouvoir de vous accorder cette chose, mon honneur sauf, vous l’aurez.

      –Sire, je veux que votre honneur reste sauf, aussi ne vous demanderai-je rien contre; mais, s’il vous plaît, donnez-moi votre fille, je vous en prie: je la prendrais tant volontiers!

      Le Soudan se tut et réfléchit un peu. Comme il se dit que Malakin était preux et sage, et qu’il parviendrait aux honneurs et aux richesses, il lui dit:

      –Makalin, par ma foi! vous me demandez-là une chose importante, car j’aime fort ma fille et n’ai plus d’héritiers. Elle est, comme vous le savez, et comme c’est la vérité, issue des plus hautes et vaillantes gens de France, sa mère étant fille du comte de Ponthieu; mais, enfin, puisque vous êtes vaillant et que vous m’avez bien servi, je vous la donne volontiers, si elle y consent.

      –Sire, dit Malakin, je ne veux rien qui soit à l’encontre de sa volonté.

      Le Soudan fit alors appeler la Demoiselle. Elle vint et il lui dit:

      –Ma belle fille, je vous ai mariée. Cela vous plaît-il?

      –Sire, fit-elle, mon plaisir est toujours selon votre volonté.

      Le Soudan la prit par la main, et dit:

      –Tenez, Malakin, je vous la donne.

      Il la reçut plein de contentement, et quand il l’eût épousée selon la coutume sarrasine, il l’emmena en grande pompe en son pays, où ses amis lui firent cortège. Le Soudan les accompagna longuement, avec une suite nombreuse. Puis il prit congé de sa fille et de son mari, et retourna en son pays après leur avoir laissé la plus grande partie de ses gens pour les servir. Les deux époux vécurent ensemble


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