Fenêtre sur le passé. Fernand Fleuret

Fenêtre sur le passé - Fernand Fleuret


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mais bien qu’ils se convertissent et vivent –nous le voyons chaque jour par exemples et miracles–, envoya secours à la Dame, comme vous le saurez ci-après.

      L’histoire, en effet, nous donne pour vérité qu’une nef marchande venant de Flandre aperçut le tonneau flotter sur la route où le menaient le vent et les ondes. Et l’un des marchands dit à ses compagnons:

      –Seigneurs, voyez donc ce tonneau: il me semble qu’il sera tantôt sur nous, et, si nous le repêchons, il pourra nous être utile un jour ou l’autre.

      Apprenez que cette nef allait trafiquer en terre sarrasine. Les mariniers tirèrent du côté du tonneau, et firent si bien, tant par adresse que par force, qu’ils le hissèrent à bord. Là, ils l’examinèrent en tous sens, se demandant ce qu’il pouvait contenir. Ils s’aperçurent enfin que l’un des côtés était nouvellement appareillé. Ils l’effondrèrent et trouvèrent la Dame comme prête à rendre l’âme, le visage enflé et les yeux troubles, car l’air lui avait manqué. Sitôt qu’elle eût senti la fraîcheur du vent et vu la lumière, elle fit un léger soupir, et les marchands l’appelèrent; mais elle ne pouvait encore parler. Enfin, la voix lui revenant avec le cœur elle s’adressa à ceux qui l’entouraient, et fut fort étonnée de se trouver parmi eux. Elle se sentit plus à l’aise de les savoir chrétiens et marchands, et elle en loua Jésus-Christ en son cœur, le remerciant de sa bonté à lui conserver la vie. Car elle avait grand dévotion, et grand désir aussi de s’amender envers Dieu et envers autrui des méfaits qu’elle avait commis et dont elle redoutait le châtiment.

      Les marchands lui demandèrent d’où elle était. Elle leur cacha la vérité et leur dit seulement qu’elle était une misérable chose, une pauvre pécheresse, comme ils le pouvaient voir; qu’une aventure cruelle l’avait mise en l’état où ils l’avaient trouvée, et que, pour Dieu, ils eussent pitié d’elle; à quoi ils répondirent qu’ils lui seraient pitoyables. Après avoir mangé et bu, elle redevint belle comme devant. La nef des marchands navigua si bien qu’elle parvint en eaux sarrasines et jeta l’ancre devant les côtes d’Aumarie. Les galères des Sarrasins arrivèrent à leur rencontre pour les arraisonner, et ils répondirent qu’ils étaient des marchands menant leurs marchandises en différents pays, qu’ils avaient le sauf-conduit des princes et hauts-barons, et qu’ainsi ils pouvaient voyager librement.

      Ils descendirent à terre avec la Dame, et ils se demandèrent les uns aux autres ce qu’ils en feraient. L’un d’eux dit qu’on la vendît.

      –Si vous m’en croyez, dit un autre, nous en ferons présent au riche Soudan d’Aumarie, ce qui améliorera sensiblement notre affaire.

      Ils tombèrent d’accord, et, après l’avoir fait richement atourner, ils amenèrent donc la Dame au Soudan, qui était un jeune homme. Il la reçut avec joie et bon vouloir, à cause qu’elle était fort belle; et, s’adressant aux marchands, il leur demanda qui elle était.

      –Sire, dirent-ils, nous ne savons, mais nous la trouvâmes par merveilleuse aventure.

      Le Soudan leur sut bon gré de ce présent, et il se montra généreux. Quant à la Dame, elle lui plut au point qu’il lui donna une suite, et la fit si honorablement servir que les couleurs lui revinrent et qu’elle devint belle à merveille.

      Il commença bientôt à la convoiter et aimer, et il lui fit demander par latiniers à quel rang elle appartenait, mais elle n’en voulut rien faire connaître. Cependant, ce qu’il voyait en elle qui décelait la femme de noble lignage le laissait pensif. Il lui fit demander si elle était chrétienne et si elle consentirait à changer de foi, afin qu’il pût la prendre pour femme, car il n’en avait encore point. Comme elle vit bien qu’il valait mieux agir par amour que par force, elle lui fit répondre qu’elle le ferait volontiers. Et quand elle fut renégate, qu’elle eut abandonné sa foi, le Soudan la prit pour femme, à la manière et usage des pays sarrasins. Il la tint en grand tendresse et honneur, et elle sentit s’accroître son amour.

      Il y avait peu de temps qu’elle était avec lui, lorsqu’elle accoucha d’un fils à son terme, ce dont le Soudan eut grand joie. Elle fit toujours bon accueil aux gens du pays, se montra toujours courtoise et entendue, et s’appliqua tant à l’étude qu’elle sut bientôt le sarrasinois. Au fils succéda une fille, qui devint belle et gentille et qui fut élevée princièrement. Elle vécut ainsi pendant deux ans et demi, dans le plaisir et les divertissements. Mais, arrêtons maintenant l’histoire de la Dame et du Soudan, pour retourner au comte de Ponthieu, à son fils, et à Monseigneur Thibault de Dommare, qu’attristait le souvenir de la Dame jetée à la mer. Ils n’avaient d’elle aucune nouvelle et la croyaient plutôt morte que vive.

      Or donc, comme l’histoire en témoigne, le comte était en Ponthieu avec son fils et Messire Thibault. Le comte était plongé dans la tristesse, car il se doutait qu’il avait commis un péché. Messire Thibault n’osait se remarier, et le fils du comte non plus, à cause de la douleur qu’il voyait en ses amis; il ne songeait davantage à devenir chevalier, bien qu’il fût d’âge à l’être s’il eût voulu. Un jour, le comte, obsédé par son péché, alla trouver l’Archevêque de Reims, se confessa de tout ce qu’il avait fait, et prit la croix d’Outremer. Et quand Messire Thibault vit le comte, son seigneur, croisé, il se confessa et se croisa aussi. Et quand le fils du comte vit son père croisé, et pareillement Monseigneur Thibault, qu’il aimait beaucoup, il se croisa de même. Mais quand le comte vit son fils croisé, il s’en montra fort chagrin, et dit:

      –Beau fils, pourquoi vous être croisé? Notre terre restera sans maître.

      –Père, répondit-il, je l’ai fait par amour de Dieu, que je veux servir tant que je serai en vie, et pour le salut de mon âme.

      Le comte s’équipa sans retard, et partit après s’être enquis de quelqu’un qui gardât sa terre. Son fils et Messire Thibault l’accompagnaient avec une forte escorte. Ils arrivèrent en terre d’Outremer, saufs de corps et de biens, et ils accomplirent saintement leur pèlerinage en tous lieux où ils savaient qu’on le devait faire pour servir Dieu. Après cela, pensant qu’ils pouvaient faire plus, ils se mirent un an au service du Temple. Au bout de l’an, le comte songea à revenir, aux fins de visiter sa terre et son pays.

      Il envoya donc ses gens en Acre pour préparer son voyage, et il prit congé de ceux du Temple en les remerciant de l’honneur qu’ils lui avaient fait. Il arriva en Acre avec ses compagnons, où ils prirent la mer, poussés par une brise favorable, mais qui dura peu. En effet à peine furent-ils en haute mer qu’un vent furieux les surprit; les mariniers en perdirent leur route et pensèrent périr à chaque instant. La détresse devint si grande qu’ils se lièrent ensemble, le fils au père, l’oncle au neveu, bref, l’un à l’autre selon qu’ils s’entr’aimaient. Le comte, son fils, et Messire Thibault se lièrent tous trois de telle sorte qu’on n’eût pu les séparer.

      Ils allaient ainsi depuis peu de temps, quand ils aperçurent la terre. Ils demandèrent aux mariniers quelle terre c’était là, et les mariniers répondirent que c’était celle des Sarrasins, qu’on appelait terre d’Aumarie.

      –Sire, ajoutèrent-ils, parlant au comte, que désirez-vous que nous fassions? Si nous abordons là, nous tomberons aux mains des Sarrasins et serons tous pris.

      Le comte leur dit:

      –Laissez courre à la volonté de Jésus-Christ, et qu’il veille sur nos corps et nos vies, car nous ne pouvons mourir de plus malemort qu’en périssant en cette mer!

      Ils laissèrent courre par-devant Aumarie, et les galères sarrasines ne tardèrent pas à les aborder. Soyez bien assurés que ce ne leur fut pas là bonne rencontre: ils furent tous pris, eux et leur avoir, et menés au Soudan qui les envoya dans ses prisons. Le comte de Ponthieu, son fils, et Messire Thibault étaient si étroitement liés ensemble qu’on ne pouvait les séparer. Le Soudain commanda qu’on les mît dans une geôle à part, où ils eussent chichement à boire et à manger, et il en fut fait comme il avait dit. Ils demeurèrent là un bon bout de


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