Rosa. Élise de Pressensé
Enfin on entra dans la grande route et elle s’aperçut qu’on approchait de la ville. Quelques minutes avant de l’atteindre, la marchande de peaux de lapins arrêta sa voiture et dit:
–Avant de continuer il faut bien savoir ce que nous allons faire.
Son mari la regarda d’un air consterné, car personne moins que lui ne pouvait lui donner un semblable renseignement. Rosa ne savait non plus que répondre.
–Vous dites que cette boutique est dans la plus grande rue de la ville?
–Oui, Madame, je crois bien me le rappeler.
–Allons-y donc!
Et elle fouetta vigoureusement son pauvre che val, tandis que son mari très soulagé de ne pas être appelé à donner son avis, murmurait en reprenant son attitude qu’il avait quittée un instant:
–Je veux bien.
–Est-ce ici? demanda la femme à l’entrée d’une rue assez régulière et assez large, où quelques magasins étalaient de loin en loin leurs maigres devantures.
Rosa regarda tout autour d’elle d’un air indécis. Elle ne se rappelait pas y être venue avec Marthe.
–Je ne crois pas, répondit-elle tristement.
–Ecoutez! il n’y a dans cette rue qu’une seule boutique d’épicier.; si ce n’est pas celle que vous connaissez c’est qu’il faut la chercher ailleurs. Tenez, la voici! est ce la même?
–Oh! non, j’en suis bien sûre. Celle où je suis allée avait un beaucoup plus bel étalage de fruits secs, de bougies et de dragées. Il y avait aussi des fruits confits.
–Alors je sais ce que vous voulez dire. Il n’y en a qu’une dans toute la ville où l’on vende de ces choses-là. Nous allons y être dans deux minutes. En route!
Rosa jeta un cri de joie en reconnaissant bientôt à l’angle d’une rue un peu moins large, mais non moins déserte que celle qu’ils venaient de quitter, une boutique qui lui sembla appartenir, à n’en pouvoir douter, à la grosse dame aux dragées. En effet, la marchande était debout en personne sur le pas de sa porte. Elle salua Rosa d’un regard de profond étonnement lorsqu’elle la vit en si étrange compagnie et parut encore plus surprise quand le véhicule s’arrêta devant son magasin.
–Est-ce bien possible? s’écria-t-elle,–non, je ne me trompe pas! on n’oublie pas une figure comme celle-là. Que faites-vous donc avec ces gens-là, ma charmante petite demoiselle?
Rosa voulut répondre, mais elle était si troublée que sa langue se refusa à faire son service. La vieille femme ne se laissa point intimider par le regard superbe et méprisant qui la toisait. Elle raconta simplement ce qui avait eu lieu, en ajoutant qu’elle pensait que puisque la petite demoiselle lui était connue et appartenait à l’une de ses pratiques, la dame qui l’écoutait voudrait bien la faire reconduire de suite chez elle.
Lorsque la marchande eut compris que c’était un service qu’on lui demandait, elle changea un peu de physionomie. Cependant elle s’approcha de Rosa et lui dit de sa voix mielleuse qu’elle serait charmée de la recevoir chez elle; puis se tournant vers la vieille femme au mouchoir rouge:
–Vous pouvez être tranquille, lui dit-elle, elle sera bien soignée. Pour ce qui est de la reconduire tout de suite, c’est autre chose. Nous sommes très occupés, et je ne sais pas même où elle demeure. Ce ne sont pas les commandes de cette maison qui font aller notre commerce. Ce soir, quand on aura fermé la boutique, notre garçon pourra l’accompagner.
–Ce soir! s’écria la pauvre femme indignée, ce soir! mais vous n’y pensez pas, Madame; quand depuis ce matin on ne sait pas chez elle ce que cette enfant est devenue.
–Ecoute, mon vieux, ajouta-t-elle en se tournant vers son mari, irons-nous reconduire nous-mêmes cette petite? cela nous mettra un peu loin de chez nous, mais personne ne nous attend et notre bidet fera bien encore une lieue pour une bonne action.
–Je veux bien, répondit le brave homme.
Rosa reprit sa place, et la vieille marchande s’adressant à l’épicière:
–Peut-être, dit-elle, que Madame voudra bien me donner l’adresse, à moins pourtant que ce ne soit trop de peine.
A cet instant Rosa, qui depuis quelques minutes se sentait épuisée et éprouvait une sorte d’étourdissement, pâlit d’une manière effrayante. Une dame qui se trouvait dans la boutique et qui, après avoir fuit ses emplettes, avait assisté, sans être vue de personne, à cette petite scène, s’avança vivement et la prit dans ses bras.
–Il ne faut pas songer à emmener cette enfant plus loin, dit-elle, elle n’est pas en état de le supporter. Je vais la conduire chez moi et la mettre dans un bon lit chaud. On ira immédiatement rassurer sa famille. Retournez chez vous, braves gens, mais avant cela dites-moi où vous demeurez. Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour cette enfant.
Munie de l’adresse de Madame Darcy et de celle des marchands de peaux de lapins, la dame secourable prit dans ses bras la pauvre petite qui s’était tout à fait évanouie et la porta dans sa maison située à peu de distance. Une petite fille qui l’avait vue de la fenêtre accourut au-devant d’elle.
–Oh! maman, qu’est-ce qui est arrivé? qui est cette petite fille? est-elle malade? est-elle morte, maman?
Et sa figure exprima l’effroi en voyant le pâle visage de Rosa et ses membres sans vie.
–Non, mon enfant, Dieu merci, elle vit. Mais ne me fais pas de questions, ce n’est pas le moment. Ouvre vite la porte de la chambre de Cécile et découvre le lit afin que je puisse la mettre dedans. Appelle Mariette et garde ton petit frère pendant qu’elle fera tout de suite chauffer de l’eau. Je crois que le mal vient d’un coup de soleil et que le meilleur remède sera un bain de pieds. Dis-lui de m’apporter aussi du vinaigre, ou plutôt envoie-le-moi par Cécile.
Tout en donnant ces ordres avec beaucoup de calme, la bonne dame déshabillait Rosa et la mettait au lit. La petite fille était partie comme un éclair, et un moment après une jeune fille un peu plus grande était entrée un flacon à la main. Grâces aux soins intelligents qui lui furent prodigués, la petite malade reprit bientôt connaissance, mais trop épuisée pour s’étonner de se voir entourée et soignée si tendrement par des personnes inconnues, elle referma les yeux et s’endormit d’un sommeil réparateur. Madame Reynold se retira doucement avec Cécile et ferma la porte sans bruit.
–Oh! ma tante, dit celle-ci en la suivant au salon, ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à Blanche?
–Cela m’a frappée dès le premier moment, dit Madame Reynold, en attachant un regard plein de larmes sur le portrait d’une enfant qu’elle avait perdue quelques mois auparavant et que Rosa lui avait rappelée par l’expression et l’ensemble de sa figure.–Je t’ai laissé bien longtemps seul, mon cher Alfred, ajouta-t-elle en se tournant vers un jeune garçon qui était assis ou plutôt couché sur une chaise longue dans un coin du salon. T’es-tu ennuyé?
–Non, ma tante, mais vous savez que le temps est toujours trop long quand vous n’êtes pas là. Maintenant, racontez-moi ce que c’est que cette aventure dont le bruit est parvenu jusqu’à moi. Une petite fille évanouie, c’est rare et très remarquable. Ordinairement une dame ne se permet d’être si intéressante qu’à partir de l’âge de seize ans, et jusque-là on se contente de crier à tue-tête ou de pleurer à chaudes larmes toutes les fois qu’il y a lieu. Mais il parait que notre petite héroïne est très avancée pour son âge. Que lui est-il arrivé?
–Je ne puis te dire que ce que je sais moi-même. Elle s’est égarée dans la campagne et a été ramenée de très loin par de braves gens qui l’ont recueillie sur une route où elle était assise et se désespérait en plein soleil. L’émotion, la chaleur et la fatigue se sont réunies pour la rendre malade.
–La