Rosa. Élise de Pressensé
de cette froide journée. Arrachée à sa jeune famille et à ses moelleux coussins, elle faisait la mine du monde la plus piteuse, regardait autour d’elle d’un air effaré et accrochait ses deux pattes, garnies d’ongles acérés, aux deux épaules de la petite fille, qui lui faisait faire une course à perdre haleine tout autour du jardin. Tout à coup le gloussement des poules attira l’attention de Rosa, qui, ralentissant le pas, s’arrêta devant le petit palais peint en rouge qu’habitait la gent emplumée. Le coq, à son approche, battit majestueusement de l’aile, et redressa la tête en agitant sa crête d’une manière qui eût intimidé une petite fille moins intrépide que Rosa ne l’était de sa nature. Elle souleva le loquet, referma la porte sur elle, et passant près du coq sans daigner s’inquiéter de ses démonstrations hostiles, s’approcha d’une poule couveuse consciencieusement établie sur dix beaux œufs qui renfermaient toutes ses espérances et celles de Marthe.
–Que fait-elle là? se dit la petite fille. Ah! j’y suis. Elle couve ses œufs. C’est pour cela qu’elle me regarde d’un air si menaçant. Sois tranquille, bonne petite bête, je ne veux point te faire de mal. Il faut seulement que tu me cèdes la place un petit moment. Ce n’est pas que j’aie l’intention de la prendre pour tout de bon et de couver tes œufs pour toi, car je crois bien que je n’en aurais pas la patience. Je veux seulement les voir.
En parlant ainsi, Rosa écarta la poule, qui, intimidée par la présence du chat dans les bras de son ennemie, n’osa pas lui sauter aux yeux comme elle en avait une forte tentation et se contenta de se ranger du côté du coq et de témoigner comme lui de son indignation par des battements d’ailes et de sourds gloussements. Notre petite imprudente, en se baissant pour prendre un des jolis œufs que la poule couveuse venait d’abandonner, laissa échapper Grisette. Ce fut un événement désastreux, car cette chatte, apprivoisée et soumise avec ses supérieurs, avait conservé des instincts de férocité envers ses égaux. Elle se jeta donc sur la pauvre poule inoffensive qui n’avait d’autre tort que d’oser exprimer trop librement son opinion sur l’injustice dont on usait envers elle, et avant que le coq, son protecteur naturel, pût la défendre, l’infortunée gisait sur la terre, une aile à moitié déplumée et une large blessure dans le côté. Effrayée de tout ce vacarme, Rosa comprit trop tard qu’elle avait mal fait d’introduire un pareil ennemi dans le paisible poulailler; elle n’osa s’interposer entre les combattants, et laissant retomber dans le nid l’œuf qu’elle tenait et qui en se cassant en brisa plusieurs autres, elle s’enfuit pour demander du secours.
Sur le seuil de la maison elle rencontra Marthe qui venait voir quelle était la cause du bruit effroyable qu’elle entendait:
–Oh! Marthe, criala petite fille, courez vite! le chat va tuer toutes vos poules.
–Le chat! et qui est-ce qui l’a laissé entrer dans le poulailler? Mes pauvres poules! Miséricorde! quels cris!
Mais malgré tant de raisons de redouter ce qu’il y avait de pire, Marthe n’était point préparée au spectacle qui s’offrit à ses regards. Une poule sanglante étendue sur la terre, entourée des débris de ses ailes mutilées; le coq blessé aussi, mais toujours debout et furieux; les autres volatiles se cachant et gémissant dans le coin le plus reculé de la basse-cour, et pour comble de malheur, ses œufs, ses pauvres œufs, tous ses rêves de couvée printanière brisés et perdus! La coupable s’enfuit à sa vue, car sa conscience de chatte lui disait qu’elle avait quelque chose à se reprocher, et qu’une bonne correction pourrait bien être le résultat de cette sanglante équipée.
Marthe emporta la pauvre blessée pour lui administrer de prompts secours, et la couvée détruite dont on ne pouvait pas même tirer une omelette. Elle jeta quelques poignées de grain à ceux des habitants du poulailler qui n’avaient d’autre mal que la peur, remède très efficace à ce qu’il paraît, car au bout de quelques instants, les poules sautillaient, picotaient et gloussaient comme si rien n’eût troublé leur appétit. Le coq, il faut lui rendre cette justice, conserva plus longtemps une attitude de dignité offensée, mais on aurait pu prévoir que ses résolutions perdraient bientôt de leur vigueur en le voyant piquer rapidement un grain ici, un grain là, quand il pensait que, personne ne le regardant, ses grands airs courroucés n’avaient plus d’à-propos.
La petite fille attendait avec une certaine émotion le retour de la cuisinière.
–Ah! çà, Mademoiselle Rosa, dit Marthe d’un ton sévère, il paraît que vous vous croyez tout permis, ici? Si vous vous étiez conduite comme une petite fille bien élevée, vous n’auriez pas ouvert une porte sans en demander la permission. Les enfants doivent apprendre à respecter ce qui ne leur appartient pas.
Rosa fondit en larmes en entendant cette réprimande.
–Comment pouvais-je savoir, dit-elle, que ce malheureux chat ferait un tel dégât? C’est lui qui est mal élevé.
–Je ne vous punirai pas pour aujourd’hui, reprit Marthe, mais une autre fois, si pareille chose vous arrive, n’espérez pas vous en tirer à si bon marché. Voilà une pauvre poule qui porte toute la peine de vos sottises, car il se passera bien des jours avant qu’elle puisse reprendre ses habitudes. Et que dira Madame Darcy quand elle saura qu’il faut renoncer à notre jolie couvée?
–Oh! croyez-vous qu’elle sera bien fâchée? demanda Rosa en pâlissant.
–Sans doute, elle vous prendra pour un vrai petit démon.
Rosa hésita un moment, puis son courage et la vivacité naturelle de son caractère reprenant le dessus, elle franchit brusquement le seuil de la porte, ouvrit celle de la chambre de sa tante, et courant à elle, la figure tout animée par sa résolution:
–Ma tante, s’écria-t-elle, j’ai fait une grande sottise, j’ai ouvert la porte du poulailler, j’y suis entrée avec le chat; tous les poulets sont tués, une poule est blessée… J’en suis si fâchée! je ne le ferai plus. Voulez-vous me pardonner?
Ce compte rendu des malheurs de la journée fut fait tout d’une haleine avec une volubilité qui ne permit pas à Madame Darcy de se rendre compte de l’étendue du désastre. Elle n’entendit que les mots de tués et de blessés qui prirent dans son esprit une gravité effrayante. D’ailleurs l’entrée inattendue de Rosa la tirait subitement du sommeil dans lequel nous l’avons laissée. Elle ne savait pas qu’elle eût dormi et croyait la petite fille tranquillement assise à côté d’elle et tout occupée de son ouvrage. Il lui sembla donc au premier moment avoir affaire à un être doué de la faculté d’être partout à la fois, à un génie malfaisant qui bouleversait sa maison et ne lui laisserait plus un instant de repos. Elle se tourna avec angoisse vers Marthe, qui avait suivi l’enfant.
–Que veut-elle dire? demanda-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre calme.
–Rien qui doive vous effrayer, Madame. Comment pouvez-vous raconter les choses d’une pareille manière, Rosa? On dirait vraiment que vous prenez plaisir à tourmenter votre tante.
Et la bonne fille, tout en rétablissant les faits dans leur stricte vérité, atténua autant qu’elle le put, les torts de l’enfant. Un peu soulagée en apprenant que la poule blessée serait vraisemblablement remise au bout de quelques jours, et que les autres n’avaient aucun mal, Madame Darcy se sentit dans le cœur une velléité de pardonner la destruction de la couvée, en considération de la franchise qui avait inspiré un si brusque aveu. Mais elle crut plus prudent de se montrer sévère, et ordonnant à Rosa de s’asseoir sur son tabouret vis-à-vis d’elle, elle lui doubla sa tâche de tapisserie pour lui apprendre à ne pas la quitter une autre fois. La petite fille se soumit de bonne grâce, mais tandis qu’elle faisait mouvoir ses petits doigts, des pensées mélancoliques gonflaient son cœur.
–Comme tout est triste ici, se disait-elle en jetant à la dérobée un regard autour d’elle; il me semble que ces beaux rayons de soleil deviennent moins brillants en passant par cette fenêtre. Et ce grand lit, avec ces vieux rideaux verts! Oh! je ne voudrais pas y dormir pour rien au monde. J’y au rais peur. Comment ma tante peut-elle