Rosa. Élise de Pressensé
à la suivre.
–Ne puis-je pas vous attendre ici? demanda-t-elle.
–Non, dit Marthe, je ne veux pas vous laisser seule.
Après avoir traversé ce long corridor, il fallait monter deux étages. Marthe frappa à une petite porte à droite. Une voix lui cria d’entrer. Une vieille femme était assise près de la fenêtre. Elle tourna la tête vers la porte quand elle s’ouvrit; mais ce ne fut que lorsque Marthe l’eut amicalement saluée, qu’elle s’écria:
–Ah! c’est vous, Mademoiselle Marthe. Que le bon Dieu vous bénisse! il y a bien longtemps que nous ne vous avons vue.
–C’est vrai, Catherine, mais il n’y a pas de ma faute. Je serais venue plus tôt si je l’avais pu. Je vous apporte de l’ouvrage, deux paires de bas à faire. Voici le coton et le modèle.
–Tant mieux, car voilà huit jours que je ne fais plus rien, et l’oisiveté est ce que je crains le plus. Elle fait paraître le temps si long!
–D’ailleurs vous avez grand besoin de gagner quelque chose. Mais voilà Jenny qui ne vous laisse manquer de rien.
–Ah! la pauvre petite, elle travaille trop, beaucoup trop pour son âge, c’est ce qui me chagrine.
En disant ces mots, la vieille femme posa sa main sur la tête d’une petite fille, qui, après s’être levée sans mot dire pour avancer des chaises aux deux visiteuses, s’était rassise et avait repris son ouvrage, auquel elle travaillait avec une étonnante assiduité. Elle n’était pas beaucoup plus grande que Rosa; mais sa figure, un peu boursoufflée et d’une pâleur maladive, paraissait beaucoup plus âgée. Rien dans son extérieur ne pouvait plaire au regard. Elle avait des traits grossiers, de petits yeux d’un bleu pâle, des cheveux jaunâtres et rares. Rosa la regarda un moment et détourna les yeux avec une sorte de dégoût. Son cœur avait été trop récemment gonflé de l’orgueil de sa beauté, pour qu’elle vît d’un œil indulgent la laideur d’une autre. Elle ne savait pas combien devant Dieu et pour sa grand’mère aveugle, cette pauvre enfant qu’elle dédaignait était douée d’une beauté supérieure à la sienne.
Si Jenny avait un teint jaune et maladif, c’est qu’à l’âge où d’autres enfants sont entourés à toute heure de tendresse et de sollicitude, elle avait dû pourvoir, non-seulement à sa propre existence, mais aussi à celle de sa grand’mère, la seule parente qui lui restât. Si elle n’avait pas atteint un développement physique proportionné au nombre de ses années, c’est qu’elle avait vécu dans cette petite chambre, privée d’air, de soleil, d’exercice, toujours assise et courbée sur son ouvrage, ne le quittant que pour vaquer aux soins du ménage, quand l’aveugle ne pouvait plus le faire elle-même. Elle faisait de la dentelle, et était devenue si habile qu’elle avait toujours plus de commandes qu’elle n’en pouvait accepter. Rosa regarda un moment, avec étonnement, ses fuseaux si agiles, dont il lui était impossible de suivre les mouvements compliqués et rapides; mais, contre son habitude, elle était saisie d’un accès d’humeur et de silence; elle ne s’approcha pas de la petite ouvrière, et ne lui adressa pas la parole. Elle se sentait mal à l’aise et fut soulagée quand Marthe la prit par la main pour partir.
Ce ne fut que lorsqu’elles se trouvèrent dans la campagne, que Rosa recommença la conversation.
–Qu’il faisait chaud dans cette chambre en plein soleil et avec ce fourneau allumé dans la cheminée, dit l’enfant. J’ai cru que j’y étoufferais. Cette petite fille travaille bien vite; mais elle est horriblement laide avec ses cheveux jaunes.
En parlant ainsi, elle ramenait sur son visage une des belles boucles brunes dont la marchande aux dragées avait vanté l’abondance et les reflets dorés.
Il y eut un moment de silence.
–Cette petite fille, dit enfin Marthe, a déjà treize ans, quoiqu’elle ne soit pas de beaucoup plus grande que vous. Voilà plus de trois ans qu’elle soutient, par son travail, sa pauvre grand’mère aveugle. Non-seulement elle gagne de quoi la faire vivre, mais elle est toute sa consolation. Quand elle a fini sa tâche de la journée, et qu’elle a mis en ordre leur petit ménage, au lieu d’aller se promener pour respirer l’air et se distraire, elle vient s’asseoir auprès d’elle et lui lire dans leur vieille Bible. Sa grand’mère m’a dit bien souvent qu’elle ne savait pas ce qu’elle serait devenue sans elle.
Rosa ne répondit pas, mais sa figure prit une expression sérieuse.
Elle ne regarda, le long du chemin, ni les haies d’aubépine, ni les prés en fleurs. Lorsque Marthe eut rendu compte de ses commissions à sa maîtresse et qu’elle fut dans sa cuisine, occupée des préparatifs du souper, Rosa entra silencieusement et s’assit sur une petite chaise entre la table et la fenêtre.
–Marthe, dit-elle à voix basse, voulez-vous me ramener une autre fois chez la petite fille qui fait de la dentelle?
–Pourquoi donc, Mademoiselle Rosa? vous l’avez trouvée si laide, et vous avez failli étouffer dans cette chambre.
–Oh! Marthe, je suis très honteuse d’avoir parlé ainsi. J’étais si contente de ce que cette grosse dame du magasin avait dit de moi que…
Les larmes lui coupèrent la parole.
–J’ai été bien méchante, je le sais, reprit-elle, au bout d’un moment. Oh! je voudrais la revoir. Elle doit croire que j’ai le cœur si dur.
Touchée de ce repentir, Marthe lui promit qu’elle la conduirait chez Catherine, la première fois qu’elle y retournerait.
La promenade avait un peu retardé le repas du soir; Rosa demanda la permission de mettre le couvert. Comme elle était adroite et intelligente, Marthe y consentit de grand cœur, et la chose se fit sans accident.
–Voilà donc une journée entière passée sans nouveau malheur, se dit la bonne dame Darcy qui avait un certain plaisir à contempler, du fond de son fauteuil, l’activité gracieuse et empressée de sa petite nièce. Je ne m’y attendais certes pas en me levant ce matin.
VI
Un vent d’ouest avait complétement dérangé le temps. Pendant toute une semaine, la pluie tomba sans interruption. Sans le soin que prenait Marthe de l’associer à toutes ses occupations, la pauvre Rosa n’aurait su que devenir. Il ne pouvait être question du jardin; sa chambre était bien petite, et celle de Madame Darcy, était, à ses yeux, le sanctuaire de l’ennui, d’autant plus que la vieille dame, qui se ressentait du mauvais temps et était très souffrante, craignait le bruit et le mouvement encore plus que de coutume. Quelquefois Rosa prenait la vieille Bible, l’ouvrait sur le tapis et s’étendait tout de son long devant elle pour en admirer les images. Mais ces antiques gravures, avec leur texte en vieux français, étaient la plupart du temps incompréhensibles pour elle. Il lui arrivait donc souvent de refermer le livre et de le reporter à sa place, l’air plus triste encore qu’en le prenant. On n’entendait plus de joyeux éclats de rire, plus de courses précipitées du haut en bas de la maison, et, chose remarquable, depuis huit jours, sa vivacité s’était tellement éteinte, qu’on n’avait pas à lui reprocher la plus petite étourderie, pas le plus mince dégât. Madame Darcy était trop absorbée par ses maux pour observer ce changement. Elle avait grand besoin de silence et de tranquillité; pourvu qu’elle en eût autour d’elle, elle croyait que tout allait bien, et rien ne lui semblait plus naturel que de voir Rosa immobile sur son petit tabouret, absorbée dans ses pensées en suivant des yeux les nuages du ciel et le vol des oiseaux. Mais Marthe ne pensait pas de même et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour distraire la petite fille et ranimer sa gaieté.
Un matin cependant le soleil se leva dans un ciel sans nuages. Aussitôt après le déjeuner, Rosa demanda la permission de sortir, et l’ayant obtenue, elle s’élança dans le jardin, joyeuse de sa liberté et aussi légère que si elle avait eu des ailes.
Chaque