Rosa. Élise de Pressensé
répondre, mais lorsque Marthe fut sur le point de quitter la chambre, la conscience parla plus haut que l’orgueil. Elle se souleva et lui tendit les bras en criant:
–Oh! ne vous en allez pas sans m’avoir pardonné. Je suis si fâchée de vous donner tant de peine!
–A la bonne heure, dit Marthe en revenant sur ses pas pour l’embrasser, je pensais bien que vous ne me laisseriez pas partir comme cela.
Madame Darcy prit au tragique le récit de cet épisode.
–Mais c’est un vrai lutin que cette enfant! s’écria-t-elle, lorsque Marthe le lui eut raconté, nous pouvons être sûres que chaque jour elle se cassera un membre ou brisera quelque autre chose.
–Il faut espérer que ce sera plus souvent autre chose que ses membres.
–Quelle tâche! quel fardeau pour une pauvre femme comme moi! soupira encore Madame Darcy. Ah! mon neveu ne s’est pas fait une idée du sacrifice qu’il m’imposait.
Marthe porta à l’enfant dans son lit une tasse de lait avec une grande tartine de confiture. Rosa reçut son repas d’un air triste et soumis qui fit presque venir les larmes aux yeux de la bonne fille.
–Quelle heure est-il? demanda-t-elle, en regardant vers la fenêtre.
–Il est six heures et demie, répondit Marthe.
Les derniers rayons du soleil doraient les troncs des vieux marronniers. Les oiseaux chantaient leur chant d’adieu, si bruyant, si animé, et qui donne à ceux qui l’écoutent l’idée d’une multitude de baisers, de joyeux propos, d’amicales plaisanteries et de sages recommandations échangées au moment du repos entre les habitants du feuillage. Rosa soupira en pensant que le temps serait long encore avant le moment où elle avait coutume de s’endormir. Elle enviait ces petits chanteurs ailés, si libres et si joyeux. Une ou deux fois la pensée de se lever et de chercher à l’aventure quelque distraction en explorant le grenier voisin de sa chambre qui ne lui était pas encore connu, traversa sa petite tête folle, mais la conscience en triompha. Elle sentit qu’elle devait porter la peine de son étourderie. Elle soupira plus fort, et plus d’une fois elle murmura: «Oh! papa, papa, quand pourrai je vous embrasser encore avant de m’endormir!» Lorsque Marthe vint le soir auprès de son lit avant d’entrer dans le sien, elle la trouva toute trempée de larmes et la poitrine encore soulevée dans son sommeil par des soupirs convulsifs.
En bas la soirée s’était écoulée comme les autres. Madame Darcy s’était remise peu à peu du choc qu’elle avait ressenti. Elle approuvait beaucoup la mesure de rigueur qui avait été prise, et goûtait un certain plaisir à se retrouver comme de coutume dans un paisible tête-à-tête.
Ce soir-là, elle ne s’endormit pas de bonne heure. Elle était poursuivie comme par un cauchemar de la pensée de tous les désastres sans nom que pouvait amener le séjour de Rosa dans sa maison, si les jours suivants devaient ressembler au premier. Elle n’entrevoyait plus qu’un mélange confus de poules blessées, de robes déchirées, d’objets de tout genre brisés et mis hors d’usage. C’était à faire dresser les cheveux sur la tête. Lorsque enfin elle s’endormit, elle rêva que Rosa avait grimpé au plus haut sommet d’un arbre gigantesque, d’où elle la regardait de l’air d’un singe malicieux, et s’amusait à lui jeter tout ce que sa maison renfermait de plus précieux. C’étaient son déjeuner de porcelaine, débri sacré pour elle de ses splendeurs passées, les vases de chine qui ornaient sa cheminée, des assiettes, des verres qui volaient en éclat ou se brisaient en poussière. Puis tout à coup, ô comble d’horreur!–ses lunettes, ses précieuses lunettes elles-mêmes venaient tomber à ses pieds dans un état digne de pitié. Ce spectacle était trop douloureux pour qu’elle pût le soutenir sans s’éveiller, et s’étant assurée par un mouvement instinctif que l’utile instrument qui depuis tant d’années n’avait quitté son nez que pour reposer sur la table tout près d’elle, occupait en sûreté sa place accoutumée, elle se rendormit plus tranquille.
V
Quand Rosa se réveilla le lendemain, sa robe était nettoyée et raccommodée, de même que les autres articles de sa toilette qui avaient été endommagés, et la bonne figure souriante de Marthe lui souhaita le bonjour. Elle avait oublié ses chagrins de la veille et ne se souvenait même plus d’avoir tant pleuré avant de s’endormir. Le soleil brillait, plusieurs boutons de son joli rosier s’étaient épanouis; c’était assez pour lui faire commencer joyeusement sa journée. A neuf ans, il faut peu de chose pour être heureux, ou plutôt, à cet âge, on porte en soi un bonheur facilement troublé, il est vrai, mais aussi vite revenu qu’il s’est vite envolé.
Cette journée fut moins orageuse que la précédente. Rosa se prêta de bonne grâce aux occupations qu’on lui prescrivit. Elle lut à haute voix, fit de la tapisserie et apprit par cœur une petite fable; puis, il faut le dire, certaines douleurs que sa chute lui avait laissées dans tous les membres, faisaient de sa tranquillité un mérite moins volontaire qu’on n’aurait pu le croire. Marthe lui fournit quelques amusements de circonstance, comme d’éplucher son légume et des amandes pour un gâteau. Rosa était heureuse et fière de pouvoir lui rendre de si importants services. L’après-midi, Marthe qui avait quelques commissions à faire à la ville lui offrit de l’accompagner. En entendant cette proposition elle oublia que ses jambes lui faisaient encore un peu mal et courut mettre son chapeau.
–Quel joli chemin! s’écria-t-elle enchantée, en voyant les beaux arbres qui bordaient la route, et quelles belles maisons sur ces collines! Je voudrais pouvoir courir tout le jour dans ces prés. Oh! quelle énorme touffe de violettes! Marthe, voyez donc comme elles sont foncées, et quel délicieux parfum!
Marthe s’arrêta complaisamment pour laisser cueillir jusqu’à la dernière des violettes qui composaient la belle touffe. Elles furent soigneusement entourées de feuilles et formèrent un charmant bouquet que Rosa ne pouvait se lasser d’admirer. On arriva bientôt aux premières maisons de la petite ville. Elle était située sur une colline boisée. De loin, l’aspect en était charmant; mais Rosa, habituée au mouvement d’une grande ville, fut étonnée de trouver les rues désertes et silencieuses.
–Où allons-nous? demanda-t-elle à Marthe, en jetant autour d’elle un regard désappointé.
–Il faut d’abord que nous passions chez l’épicier où j’ai une commande à faire, puis nous ferons quelques emplettes.
Dans la boutique de L’épicier une grosse dame, dont la figure haute en couleurs brillait comme un soleil derrière le comptoir, offrit gracieusement à Rosa quelques dragées. Tout en prenant sur une étagère le bocal qui les contenait, elle se pencha vers Marthe, et lui demanda, assez haut pour être entendue de l’enfant: Qui est cette charmante petite demoiselle?
–C’est une nièce de madame, répondit laconiquement Marthe, qui n’aimait ni la flatterie, ni la curiosité.
–Et d’où vient-elle?
–De Paris.
–De Paris! ah! il n’y a que Paris pour les jolis enfants. Ça vous a une élégance, une grâce dans la tournure! Tous nos enfants paraîtraient des lourdauds à côté de cette petite demoiselle. Servez-vous, mon amour, ne craignez pas d’en prendre autant que cela vous fera plaisir. Oh! qu’elle est donc discrète! Donnez-moi votre main, je vous servirai moi-même.
En disant cela, elle remplit le creux de la main de Rosa de dragées blanches et roses des plus appétissantes. La petite fille regardait Marthe avec inquiétude, car quelque chose lui disait que celle-ci n’était pas contente. Cependant elle remercia poliment la marchande, et l’on sortit de la boutique, non sans que quelques paroles flatteuses eussent encore atteint ses oreilles. Marthe ne fit aucune observation sur ce qui venait de se passer.
Rosa reprit son air naturel, dès qu’elles eurent tourné le coin de la rue et qu’elle ne se sentit plus sous l’inspection du regard admiratif de la grosse dame, restée debout