La diva. Édouard Cadol
désintéressée qu’elle paraissait absente, rentrée en elle–même.
–«La mère–la–Folie!» l’avaient surnommée les camarades d’Adrienne, par un tour d’esprit familier aux acteurs.
Cette vieille dame était la fille d’une ancienne mercière de la rue Neuve–des–Mathurins, qui, autrefois, avait été autorisée à mettre, sur son enseigne: «Fournisseur de la Maison Royale.»
Catholique jusqu’à l’idée fixe, imbue de naissance de tous les préjugés cléricaux de la bourgeosie bien pensante, elle avait eu le perpétuel, déplaisir de n’avoir affaire qu’à des gens en opposition diamétrale avec ses convictions; si tant est qu’on puisse appeler convictions, des partis pris, jamais examinés.
Son mari, plus que tout autre, l’avait froissée, au point qu’après avoir bataillé sans succès, contre lui, durant d’interminables années, elle l’avait pris en pitié; le laissant dire et faire, sans jamais plus le contre–carrer; le plaignant avec la tendresse que les âmes charitables professent pour les fous.
Celui–ci, Agénor Baroit, était de ces hommes à principes qui ne transigent sur aucun point.
Franc–maçon, affilié aux sociétés secrètes de la fin de la Restauration, combattant de Juillet, émeutier de1831, échappé par miracle à l’affaire de la rue Transnonain, collaborateur de la Réforme et de la Démocratie pacifique sous Louis–Philippe, blessé sur la place du Palais–Royal en février 48, puis chef de barricade en juin de la même année, il s’était fait prendre lors du coup d’État, et les commissions mixtes l’avaient envoyé à Lambessa, où le climat et la dure vie de ce bagne avaient pu ruiner sa santé, mais non amollir son âme.
Et sa femme avait assisté à tout cela, impuissante à le retenir; blâmant en secret ses actions et le mobile qui le poussait; attribuant le tout à de la faiblesse d’esprit, et brûlant cierge sur cierge à tous les saints du Paradis, pour obtenir que son mari fût touché de la grâce.
Durant la captivité de l’insurgé, la pauvre et digne femme n’avait reculé devant aucune tâche, pour vivre honnêtement, élever sa fille, et, autant que possible, adoucir le sort du père de celle–ci, en lui envoyant le plus possible d’argent.
Un jour, une amnistie fut promulguée, et bientôt le père rentra dans son foyer.
Qu’on eut peine à le reconnaître! Il avait vieilli de vingt ans.
Courbé, blanchi, agité de tremblements nerveux, il ne conservait de vitalité que dans le regard, où il était facile de saisir les signes d’une âme ardente.
Sa femme n’eut pas besoin d’un long temps pour comprendre que les idées de son mari n’avaient pas varié d’une nuance, et que les cruautés de la transportation n’y avaient ajouté qu’une haine imperturbable.
Cependant, madame Baroit n’en conçut pas trop d’inquiétude.
Tenant volontiers cette haine pour monomanie, manifestation d’une sénilité prématurée, et croyant le pouvoir si bien établi, si fort, si satisfaisant surtout, que personne ne pouvait accueillir l’espoir de l’entamer, elle bénit les conditions qui avaient été imposées à son mari, pour qu’on tolérât qu’il revînt dans la capitale; à savoir: interdiction de s’occuper de politique.
Ils étaient beaucoup dans ce cas, alors, et par là, fort embarrassés de trouver un emploi. Intimidés par la surveillance occulte dont ils étaient l’objet, suspectés d’autre part, par ceux de leurs coreligionnaires qui n’avaient pas voulu profiter de l’amnistie, répugnant à accepter des fonctions dans certaines affaires industrielles aux mains de leurs adversaires, la plupart menaient une vie difficile.
«Patience!» écrivaient leurs amis de Bruxelles, de Genève et de Londres. «Ça ne peut durer; l’Empire n’en a pas pour six mois.»
Ils le croyaient sans doute, s’efforçant d’ailleurs, par tous les moyens, de hâter l’heure de la revanche. Mais ceux de Paris partageaient de moins en moins l’illusion, et, sans se décourager, le besoin les pressant, ils étaient forcés, à mesure, de se créer des ressources.
Victor Borie s’était mis à faire ce qu’on a appelé en plaisantant de l’agriculture en chambre; il écrivait pour les publications de Bixio; Valchèré s’adonnait plus spécialement à la viticulture; d’autres entraient dans des administrations privées et dans le service des chemins de fer.
Baroit se fit correcteur d’imprimerie.
Un jour, il rencontra Ranc à la libraire Lacroix–Wer– bœckowen.
On causa de Lambessa où ils avaient souffert ensemble; puis de ce qu’on devenait à Paris, et Ranc lui proposa d’entrer dans un journal non politique, le Panthéon de l’Industrie, dont Delescluze était le rédacteur en chef.
Delescluze, lui, arrivait de Cayenne.
Froid, sobre de paroles, d’une probité rigide en toutes choses, de mœurs austères et, en morale, plutôt intolérant, il fit d’abord des difficultés pour agréer Baroit, lui reprochant de souffrir que sa fille se destinât au théâtre.
–Je ne me reconnais pas le droit de m’y opposer, répondit celui–ci.
–Et comment?
–D’autres, parmi nous, disent: «la famille avant la cité; la cité avant la patrie». Moi, je ne suis pas communaliste et j’ai retourné la formule:&La patrie avant tout!» Or, je me connais. L’occasion là, j’oublierai femme et enfant, pour délivrer mon pays du joug impérial. Dès lors, je dois prévoir l’insuccès, que, cette fois, je payerai de ma tête. Dans ces conditions, il faut que ma fille ait liberté de faire elle–même sa vie.
Finalement, et quoi qu’il en pensât, Delescluze admit le père d’Adrienne dans la rédaction de son journal, à des appointements convenables, auxquels s’ajouta bientôt le produit de correspondances anonymes, qu’il envoyait à des journaux, publiés à l’étranger, et dont la police interdisait l’entrée à la frontière.
Cela procura un bien–être relatif au ménage; bien–être d’autant plus sensible, qu’on en avait été plus longtemps privé.
Le vieux patriote en éprouvait une profonde joie, se disant sans cesse:
–Ça peut durer si peu!
Il apportait tout ce qu’il gagnait, n’en retenant que certaines cotisations, qu’il acquittait en secret, et de quoi secourir d’anciens camarades de proscription, réduits à la dernière extrémité.
–Tâche de faire des économies, disait–il souvent à sa femme; je ne serai peut–être pas toujours là!
Sa femme n’y comprenait rien.
Ce qu’elle comprenait bien moins encore, c’est qu’Adrienne, élevée dans les principes maternels, eût pu adopter le théâtre.
A vrai dire, celle–ci ne paraissait pas s’être mise en frais d’explications, car elle n’avait jamais répondu qu’un mot:
–La vocation!
C’est qu’Adrienne avait beaucoup du caractère de son père: une grande lucidité de perception, et une extrême fermeté de vouloir. De très bonne heure, elle avait apprécié sa situation.
Fille d’un proscrit de seconde importance, sans fortune, elle était condamnée au célibat, faute d’être mariable dans le monde où ses instincts la poussaient.
Sa mère fort éprouvée, vieillie avant l’âge, devait fatalement avoir besoin de soins en sa maturité. La profession artistique, seule, pouvait permettre de satisfaire à de telles obligations; d’ailleurs l’artiste est, par soi–même; on ne lui demande que du talent, quelle que soit sa parenté.
Dès