La diva. Édouard Cadol
père et la mère estimaient Adrienne de trop haute fierté pour succomber à la galanterie de ce milieu, et, pour elle, l’idée qu’il y eût, là, un danger, l’eût simplement fait sourire.
On le répète, elle se croyait vouée au célibat, réfractaire d’intention à tout ce qui appartient au domaine de l’amour.
Mais, entre eux, jamais un mot à ce sujet, jamais une recommandation de prudence des parents à leur fille; on eût dit qu’ils se fussent compris d’instinct, et que ce leur eût suffi.
Cependant, dès ses premiers pas, dans la voie où elle s’était engagée, Adrienne avait été contrainte de constater des difficultés de tenue, et, plus d’une fois, la nuance de certains égards, de certains empressements l’avait mortifiée dans son orgueil.
La familiarité de ses camarades, la bienveillance protectrice de ses professeurs, et surtout les façons de quelques habitués du théâtre l’avaient obligée à des ripostes et à des manifestations défensives auxquelles elle ne s’était pas résolue sans dégoût.
Elle ne s’en sentit que mieux armée ensuite, et se retranchant derrière une affabilité facile, à l’usage de tous, mais par cela même banale, elle découragea le plus grand nombre.
Une seule personne parut longtemps ne se rebuter de rien.
C’était un grand et blondasse jeune homme, tiré à quatre épingles, scrupuleux observateur de la mode, jusqu’à la limite extrême du ridicule.
Étroit des épaules, exigu, maladroit, fadasse, il y avait en lui je ne sais quoi d’inachevé, d’incomplet.
Sa timidité faisait supposer qu’il en avait conscience, et qu’il en souffrait. Le front fuyant dénotait une intelligence médiocre et, quelque prudence qu’il mît dans ses rares discours, certains mots estropiés témoignaient de son ignorance.
En apparence, le moins dangereux des soupirants de la jeune fille, et cependant le plus tenace.
C’est que, sous cet aspect lymphatique et borné, il y avait une obstination presque bestiale, des instincts aveugles, des appétits vertigineux, qu’une insuffisante raison ne pouvait tempérer.
Or, il s’était épris d’Adrienne; épris au point d’en perdre le repos, de n’avoir plus rien qu’elle en tête; au point d’être prêt à faire des folies, pis que des sottises, prêt à commettre des indignités.
A défaut de grâce ou de mérites personnels, il avait dans le monde une situation dont d’autres femmes eussent fait grand cas.
C’était le fils d’un haut personnage du régime d’alors «Monseigneur Le Fauve.»
Membre du conseil privé, pourvu de toutes distinctions honorifiques et autres, celui–ci avait été ambassadeur, puis président du conseil des ministres à plusieurs reprises, et qu’il fût, officiellement ou non, à la tête des affaires publiques, il n’en restait pas moins l’arbitre d’une sorte de gouvernement occulte, auquel tout aboutissait en dernier ressort.
Personnalité toute–puissante dans l’État, il pouvait tout, et, n’eût été son fils, il eût été parfaitement heureux.
Mais il n’est pas donné à la créature humaine de goûter la félicité parfaite: il y a des fatalités.
«–Que veux–tu, Zénobie! dit quelque part un personnage de Gavarni, chacun a sa misère: le lièvre a le taff, le chien les puces, l’homme a la soif!…
»–Et la femme a l’ivrogne! répond l’épouse du philosophe aviné.
L’Excellence avait son fils!
Pis qu’une misère; une plaie, un ulcère cuisant, irritant, cruel!
Sous son aspect de grand dadais, de niais à berner, à mener en laisse, ce fils était le seul homme de France qui fût capable, maintenant, de causer des insomnies au dignitaire.
Quand du haut en bas de l’échelle gouvernementale, chacun consentait à subir la loi du père, le fils n’en supportait pas même une observation.
Aucun respect. Loin de là; dans la discussion, le jeune homme lui jetait à la tête des choses qui eussent valu Mazas à tout autre.
Il faisait beau l’entendre accommoder les amis de son père; pas un n’y échappait. Les titres, la pourpre même, ne l’arrêtaient pas, et quand il entamait le chapitre du coup d’État, l’Excellence allait fermer les portes à double tour.
Était–ce donc que ce jeune homme eût des scrupules, ou que sa foi politique fût contraire au régime du temps? Pas le moins du monde. Il se souciait des origines, des moyens et des gens comme de ça; mais volontaire et avide de jouissances, il n’entendait pas qu’on lui fit obstacle.
Qui d’ailleurs?
Son père?
Le fils de l’Excellence en connaissait trop le fort et le faible pour que le bonhomme se piquât de la plus mince autorité paternelle.
La loi?
Est–ce que la loi était faite pour les gens de leur sorte! Qu’on allât le conter à d’autres! Quand donc ce père l’avait–il observée? Pourquoi pas invoquer la morale aussi?
Et, à ce mot, Rodolphe,–c’était le nom de cet aimable jeune homme,–se tenait les côtes.
Parfois l’homme d’État, à bout de ressources, essayait de le prendre de haut, s’emportant à son tour.
Peine perdue!
L’autre lui criait à tue–tête une dizaine de vers d’Hugo, tirés des plus amères pages des Châtiments, ou tout un alinéa de Napoléon le Petit.
Il fallait se taire et céder, faute de pouvoir en user, avec son enfant, comme à l’égard d’un journaliste ou de quelque autre séditieux.
Cependant, à mesure, les exigences de Rodolphe prirent de telles proportions, qu’il fallut étudier de près les moyens d’en avoir raison.
Mais comment? Rodolphe n’entendait pas s’éloigner et l’on ne pouvait songer à le supprimer.
Un bon moyen, c’eût été de le faire tomber sous la coupe de quelque femme adroite, qui l’eût mâté, réduit, rendu inoffensif, et avec qui, au préalable, on se serait entendu.
Singulier expédient, il est vrai, et, pour un père, diable de négociation, que d’aller choisir une maîtresse à son fils!
Mais bah! le dignitaire avait mis la main à de bien autres besognes, après tout; et puis il n’avait pas le choix!
C’est par suite de ces préoccupations que Son Excellence fut mise au fait de l’amour malheureux de son fils pour Adrienne, alors que celui–ci n’avait pas encore perdu tout espoir.
Avec un soin méticuleux, l’homme d’État ouvrit une enquête sur l’artiste.
–La croyez–vous capable de prendre un pouvoir absolu sur l’esprit de Rodolphe? demanda–t–il un jour à l’un des chefs de la police de château.
–Si elle le veut, j’en réponds!… fit celui–ci. C’est une fille d’une grande intelligence et d’un tact extrême.
–Jolie?
–Mieux que cela, charmante.
–En ce cas, c’est la femme qu’il nous faut.
–Mais consentira–t–elle, aussi?
L’Excellence haussa les épaules.
–Une fille de théâtre? fit–il.
–Une fille étrange, monseigneur.
–Bah!