Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse. Joseph Toussaint Reinaud
peut juger par là des nombreuses difficultés que présentent les premiers tems de l’établissement des Sarrazins en Espagne, et à plus forte raison de leur établissement en France. Il existe, au sujet de l’occupation de l’Espagne par les Maures, un ouvrage espagnol publié il y a quelques années et qui renferme des renseignemens précieux. C’est l’Histoire de la domination des Arabes en Espagne par Conde[6]. L’auteur a eu à sa disposition les manuscrits arabes de la bibliothèque de l’Escurial et de quelques bibliothèques particulières d’Espagne; et bien que certains écrits qui se trouvent à la Bibliothèque royale de Paris lui soient restés inconnus, il a, en général, puisé à des sources plus abondantes qu’il ne serait possible de le faire ailleurs. Malheureusement Conde n’a pas eu le tems de mettre la dernière main à son travail. Peut-être aussi manquait-il de la critique nécessaire pour une tâche aussi difficile. On peut citer un autre ouvrage espagnol que Conde paraît n’avoir pas connu, et qui lui aurait été fort utile. C’est un recueil de lettres servant à éclaircir l’histoire de l’Espagne sous les Arabes[7]. Cet ouvrage, publié à Madrid en 1796, est destiné à combattre certains passages du douzième volume de l’Histoire d’Espagne de Masdeu. L’auteur laisse trop souvent percer l’envie qu’il a de trouver en faute l’écrivain qu’il attaque. D’ailleurs une partie des passages arabes qu’il allégue paraissent altérés. Néanmoins il fait souvent preuve de beaucoup de sagacité; et les questions qu’il soulève au sujet des différentes races dont se composaient les armées des conquérans, des diverses religions qu’ils professaient, des déchiremens qui furent la suite presque immédiate d’élémens aussi hétérogènes, auraient mérité de fixer l’attention de Conde.
En nous livrant à ce travail, nous ne nous sommes pas dissimulé les nombreux obstacles qui devaient ralentir notre marche; mais il nous a semblé qu’il était possible d’ajouter à la masse des faits déjà connus. Une autre circonstance nous a encouragé; c’est que, même pour certaines expéditions des Sarrazins sur lesquelles il n’existe d’autres ressources que les témoignages des écrivains chrétiens du pays, nous avons cru pouvoir aller beaucoup plus loin que les Muratori, les dom Bouquet et d’autres érudits non moins éminens.
Voici la marche que nous avons suivie. Au milieu des récits souvent incohérens que l’histoire nous a conservés, nous avons tâché de démêler les témoignages contemporains, ou du moins les témoignages les plus rapprochés des événemens. Sous ce rapport, nous devons nous hâter de dire que les récits des écrivains chrétiens de l’époque, quelque défectueux qu’ils soient, nous ont paru, en général, dignes de beaucoup de considération. Quand ces témoignages et ceux des Arabes s’accordent ensemble, nous avons cru y reconnaître le caractère de la vérité; quand ils ne s’accordent pas, nous les avons rapportés les uns et les autres, en indiquant ce qui nous paraissait le plus probable. Nous avons d’ailleurs, autant qu’il nous a été possible, puisé aux sources. Pour les auteurs originaux que nous n’avons pu consulter, nous avons eu soin d’en avertir; c’est ce qui nous est arrivé pour certains événemens que Conde a fait connaître d’après les écrivains arabes. Sans doute, il eût mieux valu pouvoir vérifier ces faits sur les originaux eux-mêmes, qui doivent exister encore en Espagne. Mais Conde a négligé ordinairement d’indiquer les ouvrages auxquels il faisait des emprunts[8].
A la fin de l’ouvrage, nous parlons des différens peuples qui, mêlés aux Arabes, furent sur le point de soumettre toute l’Europe aux lois de l’Alcoran. Pour le moment, il nous suffit de dire que nous avons désigné ces peuples, tantôt par le nom générique de Sarrazins, mot dont l’origine n’est pas bien connue, mais qui s’appliquait alors aux nomades en général; tantôt par celui de Maures, parce que c’est par l’Afrique que les Arabes s’introduisirent en Espagne, et que beaucoup de guerriers africains se joignirent à eux. Nous avons eu soin d’ailleurs de distinguer les invasions des Sarrazins de celles des Normands, des Hongrois et des autres peuples barbares, qui, après la mort de Charlemagne, fondirent de toutes parts sur les provinces de son vaste empire, et s’en disputèrent les tristes lambeaux.
A l’époque où les Sarrazins traversaient la France, le fer et la flamme à la main, et dévastaient le nord de l’Italie et la Suisse, d’autres bandes, venues des mêmes contrées, régnaient en maîtres dans la Sicile et la partie méridionale de l’Italie. Ces dernières invasions se détachant tout-à-fait des premières, nous avons dû nous borner à indiquer l’influence que des attaques, disséminées sur un si large théâtre, exercèrent quelquefois les unes sur les autres.
Il existe dans les divers pays qui ont été occupés, plus ou moins long-tems, par les Sarrazins, des traditions relatives à cette occupation même. Ici, on montre l’emplacement d’une forteresse d’où ils répandaient la terreur dans les campagnes voisines. Là, est le passage d’une rivière où ils rançonnaient les habitans du pays. Dans cette vallée est une grotte où ils avaient coutume d’enfermer leur butin. Sur ces montagnes est une suite de tours du haut desquelles leurs bandes formidables, au moyen de signaux particuliers, étaient dans l’usage de concerter leurs mouvemens. Pour celles de ces traditions qui ne reposent sur aucun monument contemporain, nous nous sommes cru dispensé d’en parler. Nous citerons, comme exemple, l’opinion qui a cours au sujet de Castel-Sarrazin, nom d’une ville située sur les bords de la Garonne. Il n’est presque personne, surtout dans le midi de la France, qui n’ait la conviction que cette place a été ainsi appelée parce qu’elle servit jadis de position fortifiée aux Sarrazins; et cependant cette dénomination n’est qu’une altération d’un nom jadis en usage dans le pays[9].
Nous avons également évité de nous appesantir sur certains épisodes, au sujet desquels des écrivains postérieurs n’ont pas craint de donner les détails les plus circonstanciés, et dont les auteurs contemporains n’ont quelquefois pas dit un seul mot. Ces épisodes sont l’ouvrage de quelques esprits amis du merveilleux, notamment des auteurs de romans de chevalerie, ou bien ils reposent sur des opinions évidemment erronées; il nous a semblé qu’il suffisait d’en indiquer l’objet et la source.
A cette occasion nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots de certains de ces épisodes, qui tiennent directement à notre sujet, et qui, ayant servi de base à une partie des monumens de notre vieille littérature, formèrent long-tems l’opinion générale de nos pères.
Les Sarrazins sont souvent appelés par les écrivains contemporains du nom de payens, parce qu’on remarquait dans leurs rangs beaucoup d’idolâtres, et parce que d’ailleurs, aux yeux du vulgaire ignorant, les disciples de Mahomet rendaient au fondateur de leur religion un culte divin. Plus tard, à l’époque des croisades, lorsque les restes du paganisme furent éteints en Europe, les chrétiens d’Occident, n’ayant plus d’ennemis à combattre que les musulmans, les mots islamisme et paganisme devinrent synonymes; et on appela indifféremment du nom de payens et de Sarrazins, non seulement les sectateurs de l’Alcoran, mais encore les peuples idolâtres antérieurs à Mahomet, tels que les Francs qui avaient envahi la France, avant Clovis, et même les Grecs et les Romains. Un chapitre de la chronique de Guillaume de Nangis commence ainsi: «Ci commencent les chroniques de tous les rois de France, chrétiens et sarrazins[10].»
Par une idée analogue, dans le roman français de Parthenopeus, dont l’action est censée se passer sous Clovis, plusieurs chefs sarrazins se trouvent en scène[11]. Il n’est pas étonnant d’après cela que, dans plus d’un écrit du moyen-âge, les restes imposans de la domination romaine à Orange, à Lyon, à Vienne en Dauphiné, portent le nom d’ouvrage sarrazin. Il n’est pas étonnant non plus qu’à la fin le nom sarrazin eût couvert tous les autres noms, et que les véritables sources de notre histoire étant négligées, les longues guerres de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne contre les peuples de la Germanie, eussent, pour ainsi dire, disparu sous les interminables récits de leurs exploits, la plupart fabuleux, contre les disciples du prophète des Arabes.
Ce ne fut pas la seule source d’erreurs: le grand nom de Charlemagne avait fini par éclipser les noms de ses indignes successeurs, et même ceux de son aïeul Charles-Martel et de son père Pepin. Plusieurs auteurs de romans