Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse. Joseph Toussaint Reinaud

Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse - Joseph Toussaint Reinaud


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l’empire grec, vaste contrée, qui en effet répond à la France du tems de Charles-Martel, de Pepin, et surtout de Charlemagne, et où, suivant la remarque des auteurs arabes, il se parlait un grand nombre de langues.

      Ce qui étonnait le plus les chrétiens, c’était de voir leurs ennemis presque partout en même tems. Quand un pays se soumettait de lui-même, les vainqueurs respectaient les propriétés et le culte établi. Seulement ils s’emparaient d’une partie des églises qu’ils convertissaient en mosquées, et prenaient les richesses des églises, les terres vacantes, et les biens dont les propriétaires s’étaient expatriés: ils s’emparaient également des armes et des chevaux qui leur étaient si utiles dans cette carrière de guerres et d’aventures continuelles; enfin ils imposaient aux habitans un tribut qui variait suivant les circonstances, et ils se faisaient donner des otages comme un garant de fidélité. Pour les pays qui ne s’étaient soumis qu’à la force, ils étaient exposés à toute la violence de la conquête, et le tribut qui leur était imposé s’élevait au double des autres[34]. Quelquefois les vainqueurs jugeaient nécessaire de laisser une garnison; et cette garnison se composait en partie de juifs espagnols dont la haine pour les chrétiens était un gage assuré de dévouement.

      Les auteurs arabes ajoutent que le projet de Moussa était de s’en retourner à Damas auprès du khalife son maître, à travers l’Allemagne, le détroit de Constantinople et l’Asie-Mineure, menaçant de ne faire de la mer Méditerranée qu’un grand lac qui aurait servi de voie de communication aux diverses provinces de cet immense empire[35].

      Quant aux auteurs chrétiens, ils ne font aucune mention de l’entrée de Moussa en France, et il est probable que cette invasion se borna à quelques légères incursions. Mais il est certain que la chrétienté courait en ce moment le plus grand danger, et l’on frémit à l’idée de ce qui aurait pu arriver, si la discorde ne s’était mise de bonne heure parmi les vainqueurs.

      Moussa, dès l’origine de la conquête de l’Espagne, avait vu avec un vif sentiment de jalousie la gloire dont se couvrait son lieutenant Tharec. D’ailleurs il aurait voulu s’approprier la meilleure partie du butin, se réservant de satisfaire, par le don de quelques objets précieux, au précepte de l’Alcoran qui attribue au souverain le cinquième des richesses prises sur l’ennemi. Tharec, au contraire, qui désirait exécuter le précepte dans toute sa rigueur, mettait fidèlement le cinquième du butin à part, et distribuait le reste aux soldats. La querelle en vint au point que le khalife crut devoir appeler les deux rivaux devant son tribunal.

      La conquête de l’Espagne et d’une partie du Languedoc s’était faite en moins de deux ans. Moussa choisit pour le remplacer dans les pays subjugués son fils Abd-alazyz, qui fixa sa résidence à Séville, et il le mit sous la surveillance d’un autre de ses fils, à qui il avait donné le gouvernement de l’Afrique. Celui-ci résidait à Cayroan, ville située à quelques journées de Tunis, dans l’intérieur des terres.

      Comme Moussa n’avait pas à sa disposition de flotte qui pût le conduire en Syrie, il prit la voie de terre. Traversant le détroit de Gibraltar, il longea la côte d’Afrique jusqu’en Egypte. Il était suivi des otages, au nombre de trente mille, qu’il s’était fait livrer par les peuples vaincus. Parmi ces otages, on remarquait quatre cents personnes choisies dans les familles les plus illustres, et qui, au rapport des auteurs arabes, avaient le droit de porter une ceinture et une couronne d’or. Quant au butin, il était immense. Une partie était portée sur des chars, une autre à dos d’animaux[36].

      Le débat entre Moussa et son lieutenant n’était pas encore réglé, lorsque le khalife Valid mourut. On était alors en 715. Soliman, frère et successeur de Valid, qui s’était laissé prévenir contre Moussa, accueillit fort mal le vieux guerrier; et non content de le soumettre à une amende très-forte pour laquelle le vainqueur de l’Espagne fut obligé de recourir à la générosité de ses amis, il déclara une guerre implacable à ses enfans. Abd-alazyz, gouverneur de l’Espagne, après s’être distingué par sa bravoure, se faisait chérir par sa justice et sa douceur envers les vaincus. Mais Abd-alazyz, à l’exemple de plusieurs d’entre ses compagnons, s’était empressé d’épouser une femme du pays. Celle dont il fit choix était la veuve même de Roderic. Ses égards pour son épouse et le soin qu’il avait de ménager les peuples confiés à sa garde, fournirent à ses ennemis un prétexte pour l’accuser d’aspirer au trône. Il fut mis à mort, et sa tête ayant été envoyée dans du camphre à Damas, le khalife ne craignit pas de la montrer à Moussa, que tant d’ingratitude n’avait pas encore fait renoncer à ses projets d’ambition. A ce spectacle, le père, saisi d’horreur, maudit le jour où il avait sacrifié son repos et son sang pour des maîtres aussi barbares, et alla mourir dans son pays, aux environs de Médine. Quant à Tharec, il finit ses jours dans l’obscurité.

      Ces événemens jetèrent quelque trouble parmi les conquérans, et leurs progrès durent s’en ressentir. D’ailleurs l’attention du khalife et des Sarrazins d’Asie et d’Afrique était alors portée vers Constantinople, qui était assiégée par une armée de cent vingt mille guerriers et une flotte de dix-huit cent voiles, venue des ports de Syrie et d’Egypte. Cependant les auteurs arabes[37] font mention de quelques nouvelles incursions faites en Languedoc sous le gouvernement d’Alhaor, en 718. Les vainqueurs, d’après leur récit, s’avancèrent jusqu’à Nîmes sans rencontrer d’obstacle, et repassèrent les Pyrénées emmenant captifs un grand nombre de femmes et d’enfans. L’usage était alors dans les armées chrétiennes et mahométanes, et c’est encore l’usage des mahométans de nos jours, que chaque guerrier eût sa part des objets pris sur l’ennemi; et les captifs, par la facilité que les vainqueurs avaient de les employer à leur usage personnel ou de les vendre, formaient en général la portion la plus précieuse du butin.

      Les provinces méridionales de la France se trouvaient hors d’état d’opposer une résistance efficace. On était au tems des rois fainéants; le Languedoc, appelé Gothie, à cause du long séjour des Goths, et Septimanie à cause de ses sept principales villes, Narbonne, Nîmes, Agde, Béziers, Lodève, Carcassonne et Maguelone, se trouvait en partie dans la limite des pays échus à Eudes, duc d’Aquitaine. Mais Eudes, qui se glorifiait d’être issu du sang de Clovis, et qui par conséquent était parent des princes du nord de la France[38], voyait avec ombrage l’ascendant que les maires du palais prenaient dans cette partie de l’empire; et toute sa politique consistait à empêcher ces ministres ambitieux de supplanter leurs maîtres. De leur côté, les maires du palais ne songeaient qu’à accroître leur autorité; et d’ailleurs occupés à maintenir la domination des Francs qui s’étendait alors fort loin en Allemagne, ils voyaient avec quelque indifférence les progrès des Sarrazins dans le midi.

      Au milieu de ces circonstances, le Languedoc et la Provence, jusque-là au pouvoir des Goths, se trouvaient pour ainsi dire abandonnés à eux-mêmes. La masse de la population, issue des anciens Gaulois et des colons romains, portait encore le nom des antiques maîtres du monde; mais la classe dominante appartenait aux Goths. Les deux races conservaient entre elles une ligne de démarcation, et avaient chacune leurs lois et leurs usages. Il s’était même formé divers partis qui voulaient s’arroger toute l’autorité.

      Ce qui défendait le mieux le midi de la France, c’était le désordre qui n’avait pas tardé à se mettre parmi les vainqueurs. On a vu que le gouvernement de l’Espagne relevait du gouvernement de l’Afrique, lequel relevait à son tour du khalifat de Damas. Il était impossible qu’une autorité ainsi partagée, et dont le siége se trouvait dans plusieurs contrées à la fois, maintînt dans le devoir des hommes élevés au milieu du tumulte des armes. La division éclata entre les différens peuples qui avaient pris part à la conquête, entre les Arabes et les Berbers, entre les musulmans et ceux qui ne l’étaient pas. Comme les terres enlevées aux chrétiens avaient été la proie de quelques hommes puissans, les guerriers se plaignirent de n’avoir pas été récompensés dignement de leurs services, et se portèrent plus d’une fois à des violences sanglantes.

      Une autre circonstance fort heureuse pour la France, ce fut la résistance que quelques chrétiens d’Espagne commencèrent


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