Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse. Joseph Toussaint Reinaud

Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse - Joseph Toussaint Reinaud


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instruire de l’état des choses, choisit, pour remédier à ces maux, Alsamah, qui s’était fait remarquer en Espagne par son zèle et ses talens. Alsamah, également célèbre comme administrateur et comme guerrier, était chargé de rétablir l’ordre dans les finances et de donner satisfaction aux troupes. En effet, des terres considérables, provenant des dernières conquêtes, leur furent distribuées, et le reste des biens fut confié à des hommes intègres qui devaient en verser le revenu dans le trésor public. Alsamah avait de plus ordre de faire un recensement exact des pays subjugués, et d’en indiquer la population respective et les ressources[40].

      Le khalife, qui était très-pieux, et qui s’effrayait du grand nombre de personnes restées fidèles à leur ancienne religion, aurait voulu qu’on forçât tous les chrétiens de l’Espagne et de la Septimanie à quitter leur patrie, et à venir dans le centre de l’empire, où leur présence n’inspirerait pas les mêmes craintes. Alsamah rassura le prince, en disant que le nombre des nouveaux musulmans s’accroissait chaque jour, et que bientôt l’Espagne ne reconnaîtrait plus d’autres lois que celle de Mahomet. Les auteurs arabes, de qui nous empruntons ce récit, et qui écrivaient à une époque où les chrétiens, descendus de leurs montagnes, avaient commencé à se répandre dans les provinces méridionales de l’Espagne, déplorent la faiblesse d’Alsamah, et regrettent que la pensée du khalife n’eût pas été mise à exécution[41].

      Enfin Alsamah avait ordre de ranimer parmi les guerriers le zèle contre les chrétiens un peu refroidi, depuis que tant d’ambitions étaient parvenues à se satisfaire. Il devait présenter la guerre sacrée comme l’action la plus agréable à Dieu, comme la source de toutes les faveurs célestes en cette vie et en l’autre.

      Dès que l’ordre eut été rétabli, Alsamah résolut de signaler son ardeur par quelque exploit éclatant. Il aurait pu tourner ses efforts contre les chrétiens retranchés dans les montagnes du nord de l’Espagne, et les accabler avant qu’ils eussent le tems de s’y fortifier; il préféra se porter en France, se flattant d’exécuter ce que n’avait pu accomplir Moussa. On était alors en 721, sous le règne du khalife Yezyd: onze ans s’étaient écoulés depuis la première entrée des Arabes en Espagne. C’est à ce moment que les chroniqueurs français commencent à parler des bandes sarrazines et de leur chef, qu’ils appellent Zama. D’après leur récit, les Sarrazins venaient accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, dans l’intention d’occuper le pays. En effet, il arrivait continuellement en Espagne des familles pauvres d’Arabie, de Syrie, d’Égypte et d’Afrique, et les chefs comptaient sur les conquêtes futures pour satisfaire des besoins si nombreux[42].

      Alsamah, à l’exemple de ses prédécesseurs, s’avança dans le Languedoc, et forma le siége de Narbonne, qui sans doute avait été fortifiée dans l’intervalle. La ville ayant été obligée d’ouvrir ses portes, les hommes furent passés au fil de l’épée, les femmes et les enfans emmenés en esclavage. Narbonne, par sa situation près de la mer et au milieu de marais, offrait un accès facile aux navires qui venaient d’Espagne, et était en état, du côté de terre, d’opposer une longue résistance. Alsamah résolut d’en faire la place d’armes des musulmans en France, et il en augmenta les fortifications. Il fit de plus occuper les villes voisines; puis il marcha du côté de Toulouse. Cette ville était alors la capitale de l’Aquitaine. Eudes, craignant pour sa capitale, accourut avec toutes les troupes qu’il put rassembler. Les Sarrazins avaient commencé le siége de la ville, et ils mettaient en usage les machines qu’ils avaient apportées. De plus, avec leurs frondes, ils cherchaient à repousser les habitans de dessus les remparts; la ville était sur le point de se rendre lorsque Eudes arriva. Au rapport des auteurs arabes, telle était la multitude des chrétiens, que la poussière soulevée par leurs pas obscurcissait la lumière du jour. Alsamah, pour rassurer les siens, leur rappela ces paroles de l’Alcoran: «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» Les deux armées, ajoutent les Arabes, s’avancèrent l’une contre l’autre avec l’impétuosité de torrens qui se précipitent du haut des montagnes, ou comme deux montagnes qui cherchent à se rencontrer. La lutte fut terrible et le succès long-tems incertain. Alsamah se montrait partout; semblable à un lion que l’ardeur anime, il excitait les siens de la voix et du geste, et on reconnaissait son passage aux longues traces de sang que laissait son épée; mais pendant qu’il se trouvait au plus épais de la mêlée, une lance l’atteignit et le renversa de cheval. Les Sarrazins l’ayant vu tomber, le désordre se mit dans leurs rangs, et ils se retirèrent laissant le champ de bataille couvert de leurs morts. Cette bataille se donna au mois de mai de l’année 721, et il y périt un grand nombre d’illustres Sarrazins, notamment de ceux qui avaient eu part aux conquêtes précédentes[43]. Abd-alrahman, appelé par nos vieilles chroniques Abdérame, prit le commandement des troupes, et les ramena en Espagne.

      Ce succès rendit le courage aux chrétiens du Languedoc et des Pyrénées, qui se hâtèrent de secouer le joug. Malheureusement les Sarrazins restaient maîtres de Narbonne, et de cette place avancée, ils avaient la facilité de faire des courses dans les contrées voisines. Des secours leur ayant été envoyés d’Espagne, ils reprirent l’offensive, et mirent presque tout le Languedoc à feu et à sang.

      A cette époque, le clergé était tout-puissant, et les églises et les monastères passaient pour receler de grandes richesses. Les Sarrazins devaient d’ailleurs décharger de préférence leur fureur sur ces asiles de la piété, comme sur des lieux d’où partait le plus souvent le signal de la résistance. D’un autre côté, les courts récits qui nous sont parvenus sur cette déplorable partie de notre histoire sont en général l’ouvrage des moines et des ecclésiastiques. Il n’est donc pas étonnant que les églises et les couvens figurent presque exclusivement dans les récits lamentables qu’ils nous ont transmis de cette époque.

      Des documens qui remontent à une assez haute antiquité, font mention de la destruction du monastère de Saint-Bausile, près de Nîmes, du couvent de Saint-Gilles, près d’Arles, là où a été bâtie plus tard une ville du même nom, de la riche abbaye de Psalmodie, aux environs d’Aiguemortes. Ce dernier monastère était, dit-on, ainsi appelé, parce que les moines s’étaient imposé pour règle de chanter jour et nuit et à tour de rôle les louanges du Seigneur. L’arrivée des Sarrazins fut si précipitée, que, dans ces divers couvens, les moines eurent à peine le tems de se retirer ailleurs, et d’emporter avec eux les reliques des saints[44]. Les barbares avaient soin de briser les cloches des églises ou plutôt les instrumens analogues avec lesquels on était alors dans l’usage d’appeler les fidèles à la prière[45].

      Sans doute les Sarrazins rencontrèrent de la part des habitans quelque résistance, ou bien les incursions étaient l’ouvrage de quelques bandes isolées. Il est certain qu’en général les Sarrazins n’avaient pas exercé les mêmes violences dans les pays qui s’étaient soumis de plein gré.

      En 724, le nouveau gouverneur d’Espagne, Ambissa, franchit lui-même avec une nombreuse armée les Pyrénées, et résolut de pousser la guerre avec vigueur. Carcassonne fut prise et livrée à toute la fureur du soldat. Nîmes ouvrit ses portes, et des otages choisis parmi ses habitans furent envoyés à Barcelonne pour y répondre de leur fidélité[46]. Les conquêtes d’Ambissa, suivant Isidore de Beja, furent plutôt l’ouvrage de l’adresse que de la force; et telle fut l’importance de ces conquêtes, que sous le gouvernement d’Ambissa l’argent enlevé de la Gaule fut le double de ce qui en avait été retiré les années précédentes[47]. Le cours de ces dévastations fut un moment ralenti par la mort d’Ambissa, qui fut tué dans une de ses expéditions, en 725; son lieutenant, Hodeyra, fut obligé de ramener l’armée sur la frontière; mais bientôt la guerre reprit avec une nouvelle fureur, et de grands secours étant venus d’Espagne, les chefs, enhardis par le peu de résistance qu’ils rencontraient, ne craignirent pas d’envoyer des détachemens dans toutes les directions. Le vent de l’islamisme, dit un auteur arabe, commença dès-lors à souffler de tous les côtés contre les chrétiens. La Septimanie jusqu’au Rhône, l’Albigeois, le Rouergue, le Gévaudan, le Velay, furent traversés dans tous les sens par les barbares, et livrés aux plus horribles ravages. Ce que le fer épargnait était livré aux flammes. Plusieurs d’entre


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