Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse. Joseph Toussaint Reinaud
la France en Espagne, pour secourir les chrétiens de la Péninsule, menacés à la fois par les musulmans du pays et les populations armées de l’Afrique[13]. Il en est à peu près de même du roman de Philomène[14], qui suppose sous Charlemagne les Sarrazins maîtres de tout le midi de la France, à peu près comme ils l’avaient été un moment sous Charles-Martel, et qui fait honneur à Charlemagne de leur expulsion opérée long-tems avant lui. Il n’est pas besoin d’ajouter que chacun de ces écrivains, en déplaçant ainsi les événemens, a employé dans ses tableaux les couleurs qui étaient propres à son tems.
D’un autre côté, des auteurs qui écrivaient au moment de la lutte de nos rois avec leurs principaux vassaux, tout en plaçant arbitrairement les événemens dont nous parlons sous les règnes de Pepin et de Charlemagne, ont attribué l’honneur du triomphe aux aïeux vrais ou supposés des seigneurs de qui ils dépendaient. C’est l’idée qui domine dans le poème de Guillaume au-court-nez, ainsi appelé du nom de Guillaume comte de Toulouse, qui en est le principal héros, et à qui le poète attribue le mérite d’avoir chassé les Sarrazins de Nismes, d’Orange et d’autres cités du midi de la France[15]. C’était une manière de célébrer la part réelle que les guerriers de ces contrées prirent plus tard, non seulement à l’entière expulsion des mahométans, mais à la conquête successive de l’Espagne sous les Maures.
On comprend à quel point ces récits, amplifiés dans la suite par les poètes italiens, notamment par l’Arioste, durent égarer les esprits. Voici une autre source de confusion. On sait que les Hongrois, dans la première moitié du dixième siècle, quittant les bords du Danube où était établie leur demeure, franchirent les barrières du Rhin, et mirent presque toute la France à feu et à sang. Leurs brigandages, par le vaste théâtre où ils s’exercèrent autant que par leurs effets désastreux, rappelèrent l’invasion des Vandales, qui, cinq cents ans auparavant, étaient partis des mêmes lieux et avaient, par rapport à la France, suivi presque les mêmes chemins. Or, dans les rangs des Hongrois, se trouvaient plusieurs tribus slaves appelées Venèdes ou Wendes. Il paraît que les écrivains allemands et français, particulièrement les poètes, voulant établir un rapprochement entre les Hongrois et les Vandales, dont le nom désigne encore tout ce que la barbarie peut enfanter de plus monstrueux, s’attachèrent de préférence au mot Wandes, qu’ils écrivirent aussi Vandres et Vandales, et l’appliquèrent aux Hongrois. Jacques de Guise, écrivain belge du quatorzième siècle[16], parlant des peuples qui, aux huitième, neuvième et dixième siècles, couvrirent la France de ruines, dit que le mot Vandale, dans les langues du Nord, est synonyme de coureur et de vagabond; et que, comme ces peuples, avant de se fixer dans un pays, couraient d’une contrée à l’autre, on les avait tous compris sous cette dénomination[17].
Jacques de Guise paraît surtout avoir fait des emprunts au roman de Garin le Loherain, poème français composé vers le douzième siècle[18]. Dans le roman de Garin, l’invasion des Vandales est placée sous Charles-Martel, et les héros du poème sont censés avoir fait plus tard partie des paladins de Charlemagne[19]. Mais d’un côté, le poète raconte le martyre de saint Nicaise, évêque de Rheims, et la mort de saint Loup, évêque de Troyes, deux prélats qui vivaient au cinquième siècle; d’un autre côté, les détails du poème appartiennent au dixième siècle, et même aux siècles postérieurs. En effet, au moment où se passe l’action, Paris obéissait à un duc particulier, et le roi de France s’était retiré à Laon. Le pays situé entre la Champagne et l’Alsace, et d’où le principal héros du poème a reçu son surnom de Loherain, portait déjà le nom de Lotharingia ou de Lorraine, mot dérivé du nom de Lothaire, petit-fils de Charlemagne. De plus, il existait des ducs particuliers de Metz et d’autres villes; ajoutez à cela que, dans le poème, les Vandales sont quelquefois nommés Hongres ou Hongrois. Enfin, les Sarrazins étaient alors maîtres de la Maurienne, appelée aujourd’hui Savoie[20].
Maintenant, il se présente une question. Les Sarrazins furent-ils entièrement étrangers aux invasions du peuple appelé du nom de Vandales? et s’ils n’y furent pas étrangers, quelle est la part qu’on doit leur attribuer? De cette question, dépend la fixation des limites entre lesquelles les courses des Sarrazins eurent lieu. Plusieurs passages de martyrologes et de légendes de saints, à la vérité, d’une origine postérieure au huitième siècle, font mention, à ce même siècle, d’églises détruites et de saints personnages mis à mort par les Vandales. Or, sous les règnes de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne, les contrées situées entre le Rhin, les Pyrénées, les Alpes et la mer, n’eurent à souffrir des incursions d’aucun autre peuple étranger que les Sarrazins. D’un autre côté, les Vandales, dans le roman de Garin, la chronique de Jacques de Guise et le roman du Renard le contrefait, sont plus d’une fois appelés Sarrazins. Enfin, les véritables Sarrazins, notamment les Sarrazins d’Afrique, sont quelquefois appelés Vandales, sans doute par allusion aux Vandales qui avaient été conduits en Afrique par Genseric[21].
La question fut examinée, il y a cent cinquante ans, par le P. Lecointe, dans son histoire ecclésiastique de France[22]. Ce savant oratorien n’hésita pas à voir des Sarrazins dans les Vandales, et son opinion fut adoptée par dom Mabillon, le P. Pagi, dom Vaissette, dom Bouquet, en un mot par les hommes les plus érudits. Mais, c’est dans les derniers tems seulement, qu’on s’est occupé de mettre en lumière les monumens de notre vieille littérature, où les invasions des Vandales sont décrites avec le plus de détail et de suite. Ces ouvrages supposent que les Vandales envahirent non seulement le midi et le centre de la France, où les Sarrazins ont réellement pénétré, mais encore les environs de Paris, la Lorraine, la Flandre et les divers pays riverains du Rhin, qui n’ont jamais vu flotter l’étendard du prophète. C’est le cas de dire que ce qui prouve trop, ne prouve quelquefois rien.
Nous le répétons: aucun des témoignages relatifs à l’invasion d’un peuple vandale en France, au huitième siècle, n’est contemporain. Tous ces témoignages sont postérieurs au dixième siècle. Là, où les Vandales sont appelés Sarrazins, le mot sarrazin ne peut-il pas être synonyme de payen. Déjà, dom Mabillon[23] et dom Vaissette[24] avaient remarqué que certains faits, relatifs aux prétendus Vandales du huitième siècle, appartenaient à une autre époque[25].
En vain dira-t-on que ces faits ont été admis dans les grandes chroniques de Saint-Denis, qui jouirent de la plus haute estime chez nos pères. Les chroniques de Saint-Denis n’ont commencé à être mises par écrit, que vers le milieu du douzième siècle; et pour les événemens antérieurs, le rédacteur s’est borné à reproduire les récits qui avaient cours de son tems. N’a-t-il pas également adopté les contes absurdes de la chronique de Turpin?
Tout cela vient à l’appui de ce qu’on savait déjà. C’est que, pendant long-tems, les véritables sources de notre histoire restèrent délaissées, et que jusqu’au dix-septième siècle, c’est-à-dire jusqu’au rétablissement des études historiques, le roman de Garin et les ouvrages analogues furent presque les seules autorités consultées. C’est là ce qui explique la confusion qui avait passé des romans dans les chroniques, et des chroniques dans beaucoup de légendes de saints.
Maintenant, revenons à notre ouvrage. Il ne s’agit pas ici de ces sujets qui ne forment qu’un objet de curiosité ou qui n’intéressent que de petites localités. Pendant plus ou moins long-tems, une grande partie de la France fut en proie aux funestes effets des invasions des Sarrazins. Plus tard, ces effets se firent sentir en Savoie, en Piémont et en Suisse; et les barbares occupèrent les lieux les mieux fortifiés du centre de l’Europe, depuis le golfe de Saint-Tropès jusqu’au lac de Constance, depuis le Rhône et le mont Jura jusqu’aux plaines du Mont-Ferrat et de la Lombardie. Sans doute le souvenir des ravages faits par les Sarrazins ne fut pas étranger aux guerres des croisades, à ce mouvement général, qui précipita l’Europe chrétienne sur l’Asie et l’Afrique, et qui mit pendant plusieurs siècles en présence l’Évangile et l’Alcoran. D’ailleurs, dans toutes les contrées occupées par les Sarrazins, et même au-delà, le nom sarrazin est resté présent à tous les esprits, et il se mêle encore aux diverses traditions de l’antiquité