Vidocq. Arthur Bernede

Vidocq - Arthur  Bernede


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complète, mais dans un état de délabrement indescriptible, d’un Suisse de cathédrale, dont la hallebarde absente avait sans doute résonné jadis sur les dalles de Notre-Dame.

      Mais dès qu’un client s’aventurait à l’intérieur du magasin, le spectacle qui s’offrait à sa vue dépassait encore ce que l’étalage laissait pressentir.

      En un tohu-bohu incroyable, gisaient les objets les plus hétéroclites : vieux meubles prêts à tomber en poussière, poteries ébréchées, matelas laissant échapper des flots de coton de leurs ventres que l’on eût dit fouillés à coups de piques, vieux fusils aux canons tordus, sabres aux lames ébréchées et tellement rouillées que l’on eût juré qu’elles avaient été trempées dans le sang, casseroles bosselées, trouées, assiettes fêlées, plaques de cheminées provenant d’antiques maisons démolies, bustes et statuettes en plâtre et même en terre cuite, ayant toutes subi de véritables opérations chirurgicales qui les mutilaient au point de les rendre méconnaissables.

      Aux murs, des tableaux déchirés, des glaces fendues, des rideaux ou plutôt des bouts de rideaux qui n’avaient plus ni couleur ni forme…

      Bref, dans tout cet amas de bric-à-brac, entassé pêle-mêle au fur et à mesure des rentrées, il eût été impossible de découvrir quelque chose d’intact, sauf un tonnelet juché sur un trépied qui avait pu supporter autrefois un berceau d’enfant et dont la clef, d’où s’échappait de temps en temps une goutte de vin rouge, et deux verres placés au-dessus de la bonde révélaient à la fois l’usage habituel et les états de service…

      Mais ce qui dépassait encore ce pittoresque, ce véritable musée de la friperie que nous venons d’essayer de décrire, c’était assurément les deux propriétaires de l’établissement !

      L’un, coiffé d’un bonnet de police, vêtu d’une vieille veste de houzard et d’une culotte collante à la couleur déteinte et reprisée en maints endroits, était un immense gaillard d’une quarantaine d’années, long comme un jour sans pain, et portant, éternellement fixée au coin de son bec, une énorme bouffarde capable de contenir une demi-livre de tabac.

      L’autre, plus jeune d’une dizaine d’années, tout petit, mince, étriqué, la mine éveillée, le nez en trompette, engoncé dans l’habit d’un incroyable qui n’avait plus qu’un pan, le front orné d’un chapeau en feutre gris, râpé, élimé et aux ailes cabossées, perdu dans un pantalon au fond trop large et aux genoux usés jusqu’à la corde, formait, avec son associé, le plus amusant des contrastes.

      Tous deux semblaient s’entendre à merveille… Jamais aucune querelle, aucune contestation ne s’élevait entre les deux « commerçants », connus dans les parages sous le double sobriquet de Coco Lacour et de Bibi la Grillade.

      D’où venaient-ils ?… Personne n’eût été capable de le préciser. Ils étaient arrivés là un beau matin de l’été précédent, dans une petite carriole en osier, traînée par un âne pelé, mais vigoureux.

      Ils s’étaient paisiblement installés dans la boutique, dont ils avaient payé deux termes d’avance à son propriétaire, un honorable marguillier de la paroisse Saint-Séverin, vieil avare âpre au gain, qui, enchanté d’utiliser enfin ce véritable nid à rats dont personne ne voulait, avait empoché son argent, tout en se gardant bien de prendre le moindre renseignement sur ses singuliers locataires.

      Chaque matin, avant qu’il fit jour, Coco Lacour et Bibi la Grillade partaient avec leur modeste équipage à ce qu’ils appelaient la « chine », c’est-à-dire récolter çà et là des objets qu’ils trouvaient abandonnés sur la voie publique et qu’ils jugeaient capables d’alimenter leur fonds et d’enrichir leur collection spéciale…

      Ils revenaient vers huit heures à leur domicile, déchargeaient leur butin, et, en attendant la pratique, assis, l’un sur une chaise dépenaillée, l’autre sur un siège qui avait été autrefois un tabouret à musique, en face d’un vieux clavecin sans touches et transformé en table à tout faire, ils se livraient aux joies d’interminables parties de cartes, ne prenant de répit que pour aller faire au tonnelet de larges emprunts, ou pour « servir » de leur mieux le pauvre hère en quête d’une défroque à bon compte, ou la ménagère à l’affût d’une occasion profitable.

      Comme ils réglaient exactement leurs fournisseurs, qu’ils ne s’occupaient jamais des affaires des autres, qu’ils vivaient en paix avec leurs voisins, et qu’ils avaient même toujours le « petit mot pour rire », ils bénéficiaient d’une véritable popularité locale qui leur tenait lieu de certificat de bonne vie et mœurs et dont ils tiraient d’ailleurs une vanité fort légitime.

      Or, ce soir-là, la recette, qui n’était jamais bien brillante, avait été particulièrement mauvaise. Un vieux fer à repasser vendu huit sols à une blanchisseuse de la rue de la Huchette, un corsage cédé pour une livre… et encore, en marchandant ferme… à une portière de la rue de l’Éperon, tel était le bilan de la journée.

      Aussi les deux amis faisaient-ils piteuse mine… Coco Lacour en avait laissé éteindre sa pipe et Bibi la Grillade se frottait le bout du nez, comme s’il eût voulu lui imposer une forme un peu plus rectiligne.

      Tous deux, après avoir rangé à l’intérieur la garde-robe suspendue à l’étalage et posé contre les carreaux de la baie et de la porte des vantaux en bois vermoulu, étaient revenus s’asseoir devant leur table.

      — Décidément, attaqua Bibi la Grillade… les affaires vont plutôt mal.

      Coco Lacour, qui semblait de fort méchante humeur, fit entendre un grognement de mauvais présage :

      Son associé poursuivait :

      — Comment veux-tu que le commerce prospère, avec un gouvernement comme nous en avons un !

      « La guerre, toujours la guerre !

      « Si je pouvais arriver jusqu’à l’Empereur, c’est moi qui lui dirais son fait.

      « Vrai, c’t’homme-là n’est pas raisonnable ; et tu verras qu’à force de vouloir dévorer tout le monde, il finira par se faire avaler lui-même.

      — Tout ça est très joli, ponctuait Coco Lacour, en recueillant précieusement dans la poche de sa vaste casaque les derniers brins de tabac qui constituaient le reliquat de sa provision quotidienne. Mais c’est pas ça qui arrangera nos affaires.

      Et, frappant un grand coup de poing sur le clavecin qui résonna plaintivement, il s’écria :

      — En attendant, soupons !

      — Soupons ! soupons ! grommela Bibi la Grillade, en allant prendre dans une vieille malle en cuir privée de ses ferrures et de ses charnières un morceau de pain et une assiette ébréchée sur laquelle reposaient côte à côte deux harengs saurs tellement plats qu’on les eût dits passés au laminoir.

      Déposant près de lui sa bouffarde qu’il avait renoncé à bourrer, Coco Lacour s’exclama sur un ton de découragement :

      — Vrai ! C’est à vous dégoûter d’être honnête !

      Il se leva, s’en fut au tonnelet et, saisissant un verre, il tourna le robinet de la cannelle… Mais, presque aussitôt, le vin cessa de couler.

      — Allons, bon ! s’écria Coco Lacour, v’là que la barrique est sèque !

      « Comment que ça s’fait ?… Ça fait quatre jours que je l’ai mise en perce.

      — Mon vieux Coco, observait Bibi, au train où tu vas et avec tout ce que tu t’entonnes dans le gosier, rien d’étonnant à ce que la cave soit vide.

      — Pas de tabac, pas de vin… et du pain sec et des harengs saurs pour tout frichti… Bibi ! ça ne peut pas durer comme ça !

      — Allons, allons, ne te fâche pas, mon vieux Coco… j’ai encore quelques économies…

      —


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