L'éclaireur. Aimard Gustave
complètement rassuré par cette promesse, salua respectueusement l'homme mystérieux qui semblait être son chef, et rentra dans sa maison, dont il renferma soigneusement la porte sur lui.
Don Toribio, demeuré seul, resta quelques instants plongé dans de profondes réflexions; enfin il releva la tête, enfonça son chapeau sur les yeux, s'enveloppa avec soin dans son esclavina et s'éloigna à grands pas en murmurant à voix basse:
– Réussirai-je?
Question à laquelle personne, pas même lui, n'aurait pu répondre.
Le couvent des Bernardines s'élève dans un des plus beaux quartiers de Mexico, non loin du Paseo de Bucareli, la promenade à la mode; c'est un vaste édifice construit entièrement en pierres de taille, qui date de la reconstruction de la ville après la conquête et qui fut fondé par Fernando Cortez lui-même. Son ensemble est imposant et majestueux comme tous les couvents espagnols: c'est presque une petite ville dans la grande, car il renferme tout ce qui peut être agréable et utile à la vie; une église, un hôpital, une buanderie, un vaste potager, un jardin touffu et bien dessiné qui offre de doux ombrages réservés pour la promenade des religieuses; de larges cloîtres garnis de grands tableaux de bons maîtres, représentant des scènes de la vie de la Vierge et de celle de saint Bernard à qui le couvent est consacré; ces cloîtres, bordés de galeries circulaires sous lesquelles ouvrent les cellules des religieuses, encadrent des cours sablées ornées de pièces d'eau dont les gerbes élancées rafraîchissent l'air à l'heure si chaude de midi. Les cellules sont des charmantes retraites où rien de ce qui compose le confortable ne fait défaut; une couchette, deux butacas couvertes en cuir tanné de Cordoue, un prie-Dieu, une petite table de toilette dans le tiroir de laquelle on est certain de trouver un miroir, quelques tableaux de sainteté occupent la place principale. Dans un angle de la pièce on voit, entre une guitare et une discipline, une statue de la Vierge en bois ou en albâtre, portant une couronne de roses blanches sur la tête et ayant devant elle une lampe qui brûle constamment. Tel est l'ameublement qu'à peu d'exceptions près on est sur de rencontrer dans toutes les cellules des religieuses.
Le couvent des Bernardines renfermait, à l'époque où se passe cette histoire, cent cinquante religieuses et environ une soixantaine de novices. Dans ce pays de tolérance, il est rare de voir des religions cloitrées; les sœurs peuvent sortir en ville, faire et recevoir des visites; la règle est excessivement douce, et, à part les offices auxquels elles sont tenues d'assister avec une grande ponctualité, les religieuses, une fois rentrées dans leurs cellules, sont à peu près libres de faire ce que bon leur semble sans que personne y prenne garde ou semble s'en apercevoir.
Nous avons décrit les cellules du couvent, qui se ressemblent toutes; mais celle de la mère supérieure mérite une description particulaire. Rien de plus luxueux, de plus religieux et de plus mondain que son ensemble. C'était une immense salle carrée, percée de deux larges fenêtres en ogives, a petits carreaux enchâssés dans du plomb sur lesquels étaient peints des sujets de sainteté d'un fini et d'une sûreté de touche admirable. Les murs étaient recouverts de longues tentures en cuir de Cordoue gaufré et doré, des tableaux de prix représentant les principaux traits de la vie du saint patron du couvent étaient groupés avec cette symétrie et ce goût que l'on ne rencontre que chez les gens d'église. Entre les deux fenêtres était placée une magnifique Vierge de Raphaël devant laquelle se trouvait un autel. Une lampe d'argent, pleine d'huile odoriférante, descendait du plafond et brûlait nuit et jour devant l'autel, que d'épais rideaux de damas cachaient à volonté. Les meubles se composaient d'un grand paravent chinois derrière lequel se dérobait le lit de l'abbesse, simple couchette en bois de chêne sculpté, entourée d'une moustiquaire de gaze blanche. Une table carrée, aussi en chêne, supportant quelques livres et un pupitre, était au milieu de la chambre; dans un angle une vaste bibliothèque garnie de livres traitant de matières religieuses, laissant apercevoir à travers les glaces qui la fermaient les riches reliures d'ouvrages rares et précieux, quelques butacas et des sièges à pieds torses étaient adossés à la muraille. Enfin, un brasero en argent, rempli de noyaux d'olives, faisait face à un superbe meuble-bahut, dont les fines cannelures étaient un chef-d'œuvre de la Renaissance.
Pendant le jour, la lumière, tamisée par les vitraux coloriés des fenêtres, ne répandait qu'une clarté douce et mystique qui faisait éprouver au visiteur un sentiment de respect et de recueillement, en donnant à cette vaste pièce un aspect sévère et presque lugubre.
Au moment ou nous introduisons le lecteur dans cette cellule, c'est-à-dire peu d'instants avant la scène que nous avons précédemment rapportée, l'abbesse était assise dans un grand fauteuil à dossier droit surmonté de la couronne abbatiale, et dont le siège en cuir doré était garni d'une double frange de soie et d'or.
Cette abbesse était une petite femme replète, grassouillette, d'une soixantaine d'années, dont les traits auraient paru sans expression sans le regard clair et perçant qui s'échappait comme un jet de lave de ses yeux gris lorsqu'un sentiment violent l'agitait. Elle tenait à la main un livre ouvert et semblait plongée dans une profonde méditation.
La porte de la cellule s'ouvrit doucement: une jeune fille, revêtu du costume de novice, s'avança timidement en effleurant à peine le parquet de son pas léger et craintif.
Cette jeune fille alla se placer devant le fauteuil et attendit silencieusement que l'abbesse levât les yeux sur elle.
– Ah! Vous voici, mon enfant, dit enfin la supérieure en s'apercevant de la présence de la novice, approchez!
Celle-ci s'avança de quelques pas encore.
– Pourquoi êtes-vous sortie ce matin sans m'en avoir demandé la permission?
En entendant cette parole à laquelle cependant la jeune fille devait s'attendre, elle se troubla, pâlit et balbutia quelques mots inintelligibles.
L'abbesse reprit d'une voix sévère:
– Prenez garde, niña, quoique vous ne soyez encore que novice et que ne vous ne deviez prendre le voile que dans quelques mois, comme toutes vos compagnes, vous ne dépendez que de moi, de moi seule.
Ces mots furent prononcés avec un accent et une intonation qui firent frémir la jeune fille.
– Ma sainte mère! murmura-t-elle.
– Vous étiez l'amie intime, presque la sœur de cette jeune folle que sa résistance contre notre volonté souveraine a brisée comme un faible roseau et qui est morte ce matin.
– Croyez-vous donc qu'elle soit morte, ma mère? répondit la jeune fille timidement et d'une voix entrecoupée par la douleur.
– Qui en doute? s'écria l'abbesse avec éclat, en se levant à demi sur son fauteuil et en fixant un regard de vipère sur la pauvre enfant.
– Personne! Madame, personne! s'écria-t-elle en se reculant avec terreur.
– N'avez-vous pas, comme les autres membres de la communauté, continua l'abbesse avec un accent terrible, assisté à son convoi? N'avez-vous pas entendu les prières prononcées sur son cercueil?
– C'est vrai, ma mère.
– N'avez-vous pas vu descendre son corps dans les caveaux du couvent et sceller au-dessus la pierre tumulaire que l'ange de la justice divine doit seul soulever au jugement dernier? Dites, n'avez-vous pas assisté à cette cérémonie triste et terrible! Oseriez-vous soutenir que tout ne s'est pas passé ainsi et qu'elle est vivante, encore, cette misérable créature que Dieu a subitement frappée dans sa colère, pour qu'elle servît d'exemple à ceux que Satan pousse à la révolte.
– Pardon, ma sainte mère, pardon! J'ai vu ce que vous dites, j'ai assisté à l'enterrement de doña Laura; hélas! Le doute n'est point possible, elle est bien morte.
En prononçant ces dernières paroles, la jeune fille ne put retenir ses larmes, qui coulèrent abondamment.
L'abbesse la regarda d'un air soupçonneux:
– C'est bien, reprit-elle, retirez-vous; mais, je vous le répète, prenez garde; je sais que, vous aussi, un esprit de révolte s'est emparé de votre