Charlotte de Bourbon, princesse d'Orange. Delaborde Jules
nonobstant sa mort, non moins paisiblement que auparavant.»
Plus Charlotte de Bourbon était attachée à la duchesse, sa sœur, plus elle souffrait de la voir, jeune encore, vouée au veuvage, sans rencontrer dans la famille de son mari, pour elle et ses enfants, l'appui et la sympathie que sa position et la leur commandaient. Aussi, éprouva-t-elle un allègement à ses préoccupations fraternelles, en acquérant la conviction que la duchesse pouvait compter du moins sur le concours de l'électeur palatin, auquel le duc de Bouillon avait confié, ainsi qu'au duc de Clèves, l'exécution de ses dernière volontés, et sur le dévouement à toute épreuve de Mme de Feuquères et de Philippe de Mornay.
Avec l'année 1575 allait s'ouvrir, pour Charlotte de Bourbon, la phase la plus solennelle de sa vie, que feront connaître les développements qui vont suivre.
CHAPITRE III
Impression produite par Charlotte de Bourbon sur Guillaume de Nassau. – Résumé de la vie de ce prince jusqu'à la fin de l'année 1574. – Il demande la main de Charlotte de Bourbon. Mission de Marnix de Sainte-Aldegonde à cet égard. – Réponse de Charlotte. – La demande du prince est définitivement accueillie. – Lettre de Zuliger à ce sujet. – Le prince, ne pouvant s'absenter des Pays-Bas, confie à Marnix de Sainte-Aldegonde le soin de se rendre à Heydelberg et de s'y tenir à la disposition de Charlotte de Bourbon pour l'accompagner dans le voyage qu'elle doit entreprendre. – La jeune princesse se dirige, avec Marnix de Sainte-Aldegonde, vers Embden, où l'attendent des vaisseaux de guerre destinés à protéger son trajet par mer jusqu'à l'une des côtes des Provinces-Unies. —Résolutions des états de Hollande à l'occasion de la prochaine arrivée de Charlotte de Bourbon. – La princesse arrive à La Brielle, où son mariage avec Guillaume de Nassau est célébré le 12 juin 1575. – Les nouveaux époux se rendent de La Brielle à Dordrecht. – Chaleureux accueil qu'ils reçoivent dans ces deux villes. – Chant composé en leur honneur.
Femme d'élite, au noble sens de ce mot, Charlotte de Bourbon alliait à une foi vivante le double apanage de la supériorité du cœur et de celle de l'esprit. La dignité personnelle rehaussait, en elle, le charme d'une beauté morale et physique82, qui se reflétait dans la grâce de son langage et l'affabilité de ses manières. Aimante et douce, avant tout; d'autant plus compatissante, qu'elle avait profondément souffert; énergique et fidèle dans l'expansion de son dévouement à la cause des faibles et des infortunés de tout genre; associant à la générosité de sentiments la justesse et l'élévation d'idées, à la fermeté de convictions la rectitude d'actions et de paroles; sympathique enfin à tout ce qui était juste, salutaire et grand, elle exerçait sur quiconque avait accès auprès d'elle l'irrésistible ascendant par lequel se caractérise, dans la délicate sérénité d'une âme chrétienne, l'empire de la véritable bonté.
Aussi, de quels vœux sincères n'était-elle pas l'objet, à Sedan, à Heydelberg et ailleurs, de la part de toute âme qui, unie à la sienne par les liens de l'amitié ou de la gratitude, se préoccupait du soin de son bonheur! On ne se bornait pas à désirer que, affranchie désormais d'une situation isolée et dépendante, elle occupât, dans les hautes régions de la société, le rang dont, à tous égards, elle était digne; on aspirait surtout à voir son cœur aimant et dévoué s'épanouir dans les saintes affections de la famille, à un foyer domestique dont elle serait l'honneur et l'égide.
Nul, dans le secret de ses émotions et de ses pensées, sous le poids d'une existence douloureusement solitaire, n'aspirait avec plus d'ardeur au changement de situation de la jeune princesse, qu'un homme éminent, dont elle avait naguères, à Heydelberg même, fortement impressionné le généreux cœur par l'attrait de ses vertus et de ses rares qualités, aussi bien que par la grandeur de son infortune et par la dignité avec laquelle elle la supportait. Cet homme était Guillaume de Nassau, prince d'Orange, l'illustre fondateur de la république des provinces unies des Pays-Bas83.
Quelle avait été la vie, soit privée, soit publique de ce prince, jusqu'à la fin de l'année 1574, et dans quelles circonstances nourrissait-il le désir d'unir son sort à celui de Charlotte de Bourbon? c'est ce qu'il importe de préciser, au moins sommairement.
Fils de Guillaume le Riche et de Julie de Stolberg, femme d'une profonde piété, Guillaume Ier, de Nassau, dit le Taciturne naquit, en 1533, au château de Dillembourg.
Il tenait de son père, à titre héréditaire, des domaines situés dans les Pays-Bas, et de René de Nassau, son cousin, la principauté d'Orange enclavée dans le territoire de la France.
Élevé à Bruxelles et attaché comme page à la personne de Charles-Quint, il sut si bien, grâce à une rare pénétration d'esprit et à une grande droiture de caractère, se concilier la faveur et l'affection de ce monarque, que, dès l'âge de quinze ans, il devint en quelque sorte son confident.
A dix-huit ans, il épousa la plus riche héritière des Pays-Bas, Anne d'Egmont, fille de Maximilien, comte de Buren.
A vingt et un ans, il fut appelé par l'empereur, en l'absence du duc de Savoie, au commandement en chef de l'armée qui occupait alors la frontière de France.
Quand se tint, à Bruxelles, en 1555, la séance solennelle de l'abdication, ce fut en s'appuyant sur l'épaule de Guillaume de Nassau, que Charles-Quint se présenta à l'assemblée qu'il avait convoquée.
Le jeune favori fut chargé de remettre à Ferdinand la couronne impériale.
En 1558, Anne d'Egmont mourut, laissant deux enfants, Philippe-Guillaume et Marie, issus de son union avec le jeune prince.
Après avoir pris une large part aux opérations militaires dont la Picardie fut le théâtre en 1557 et 1558, et aux négociations qui aboutirent, en 1559, au traité de paix du Cateau-Cambrésis, Guillaume de Nassau vint en France avec le duc d'Albe.
A la mission que ce duc devait accomplir auprès de la jeune princesse accordée en mariage à Philippe II, s'ajoutait une mission secrète, celle de se concerter avec Henri II, sur les moyens à employer pour procéder en France, parallèlement à la marche qui serait suivie en Espagne et dans les Pays-Bas, à l'extermination des protestants. Satisfait des entretiens qu'il avait eus avec le duc d'Albe, Henri II en fit part à Guillaume de Nassau, qui, encore dépourvu de convictions religieuses précises, mais du moins ennemi décidé de toute intolérance et de toute persécution, se disait catholique, et ne l'était que de nom84. Ému d'indignation, à l'ouïe du langage de Henri, Guillaume toutefois se contint si bien, qu'il dut, en partie, son surnom de Taciturne85 a l'impertubable sang-froid dont il fit preuve en cette circonstance, au sujet de laquelle il a écrit86: «Je confesse que je fus lors tellement esmeu de pitié et compassion envers tant de gens de bien qui estoient vouez à l'occision, que dès lors j'entrepris, à bon escient, d'aider à faire chasser cette vermine d'Espaignols hors de ces païs.» Ce fut ainsi que la vocation du Taciturne comme futur fondateur de l'indépendance des provinces unies des Pays-Bas, et comme promoteur de la liberté religieuse au sein de ces provinces, se décida soudainement, en France, aux côtés et à l'insu du royal oppresseur des chrétiens évangéliques.
Revenu à Bruxelles, Guillaume fut douloureusement affecté par la mort de son père87.
Sous l'influence de l'émotion que lui avait récemment causée le langage du roi de France, il souleva, dans les Pays-Bas, une vive opposition à la présence des troupes espagnoles; et, sans partager encore les convictions religieuses des protestants, il se prit cependant de compassion pour eux, et résolut de les soustraire aux persécutions. Il y réussit maintes fois, notamment lorsque, chargé, en qualité de stathouder de Hollande, de Zélande et d'Utrecht, de faire châtier et périr une foule d'innocents, il leur ménagea des moyens d'évasion; croyant en cela «qu'il valoit mieux obéir à Dieu qu'aux hommes88».
Des circonstances
82
De Thou (
83
Durant les premiers mois de l'année 1572, Guillaume de Nassau séjourna en Allemagne, et tout particulièrement à Dillembourg, ainsi que le prouvent plusieurs de ses lettres datées de cette ville, il s'occupait d'organiser une armée, à la tête de laquelle il marcherait au secours de son frère Louis, qui se trouvait alors aux prises, dans le Hainaut, avec les forces espagnoles. Voulant, au sujet de l'expédition qu'il préparait, se concerter avec l'électeur palatin, il se rendit à Heydelberg, et ce fut très probablement alors qu'à la cour de ce prince il vit Charlotte de Bourbon. M. Groen van Prinsterer (
84
«Quant à ceux qui avoient la cognoissance de la religion, je confesse que je ne les ai jamais haïs, car, puisque, dès le berceau, j'y avois été nourri, monsieur mon père y avoit vécu, y estoit mort, ayant chassé de ses seigneuries les abus de l'Eglise, qui est-ce qui trouvera estrange si ceste doctrine estoit tellement engravée en mon cœur et y avoit jecté telles racines, qu'en son temps elle est venue à apporter ses fruicts? Car combien, pour avoir esté, si longues années, nourri en la chambre de l'empereur, et estant en âge de porter les armes, que je me trouvai aussitôt enveloppé de grandes charges ès armées, pour ces raisons, dis-je, et veu le peu de bonne nourriture, quant à la religion, que nous avions, j'avois lors plus à la teste les armes, la chasse et autres exercices de jeunes seigneurs, que non pas ce qui estoit de mon salut: toutefois, j'ai grande occasion de remercier Dieu, qui n'a pas permis ceste sainte semence s'étouffer, qu'il avoit semée luy-mesme en moy; et dis dadvantage, que jamais ne m'ont plû ces cruelles exécutions de feux, de glaive, de submersions, qui estoient pour lors trop ordinaires à l'endroit de ceux de la religion.» (
85
Loin d'être taciturne, il se montrait au contraire si bien doué d'expansion et d'affabilité, qu'on a dit de lui: «C'étoit un personnage d'une merveilleuse vivacité d'esprit… jamais parole indiscrète ou arrogante ne sortait de sa bouche par colère, ni autrement; mesmes si aulcuns de ses domestiques luy faisoient faulte, il se contentoit de les admonester gracieusement, sans user de menaces ou propos injurieux; il avoit la parole douce et agréable, avec laquelle il faisoit ploïer les aultres seigneurs de la court, ainsy que bon luy sembloit; aimé et bien voulu sur tous aultres, pour une gracieuse façon de faire, qu'il avoit, de saluer, caresser, et arraisonner familièrement tout le monde.» (
86
Apologie précitée, p. 88.
87
Il existe une touchante lettre de lui sur ce grave sujet (Groen van Prinsterer,
88
Apologie précitée, p. 109.