Voyages loin de ma chambre t.2. Dondel Du Faouëdic Noémie
belles ordonnances, ses terrasses à balustre, ses bassins, ses cascades, ses statues et ses rocailles, ses charmilles, ses labyrinthes, ses vastes boulingrins, ses grandes lignes régulières qui s’allongent dans l’espace, me semble plus grandiose que le jardin anglais proprement dit. Celui-ci primitivement a dû être inventé pour dissimuler son peu d’étendue et son irrégularité. Le regard sans cesse arrêté soit par une allée tournante qui souvent se replie sur elle-même, soit par un massif épais qui barre l’horizon, le regard, dis-je, ne peut réellement se rendre compte de l’importance du terrain, ceci n’est point une critique. Si le jardin français s’aperçoit d’un coup d’œil, le jardin anglais sait ménager les surprises et l’imprévu, et je reconnais tout le parti que le parc anglais permet de tirer d’un emplacement ingrat, où il eut été impossible de dessiner le vrai jardin français avec ses majestueuses ordonnances, jardin en définitive beaucoup plus coûteux que des pelouses ou prairies semées çà et là de grands arbres, de massifs, d’arbustes et de quelques corbeilles de fleurs.
La création de jardins et de parterres dignes des constructions, occupa longuement la reine Catherine et la favorite Diane. Des jardiniers italiens et français, Le Nôtre et même le célèbre potier Bernard Palissy, donnèrent des plans et des dessins.
«Sous l’influence des artistes italiens, l’horticulture prit un grand essor. Les jardins du XVIe siècle représentaient des figures de toutes sortes. Les unes géométriques, les autres de pure fantaisie et dessinaient de capricieuses arabesques et d’élégantes broderies, de fleurs odoriférantes principalement.» On préférait alors l’arôme à la beauté. Les bordures étaient de buis ou de romarin, avec des avenues de grands arbres, des palissades de coudriers et de charmes, et des haies d’aubépines. De longs berceaux de charpente, couverts de treilles et flanqués de cabinets ombreux, entouraient le parterre ou le divisaient en plusieurs jardins particuliers. Les arbres et les arbustes étaient taillés en figures bizarres et peuplaient les parcs d’un monde d’êtres fantastiques. Des bassins et des jets d’eau complétaient la décoration froide et trop symétrique des jardins italiens, où tout semblait subordonné à une loi unique: la fraîcheur, l’ombre et le mystère.
C’est dans ce goût étranger que Diane de Poitiers entreprit les jardins de Chenonceaux; elle employa pour la préparation des terrains seulement, quatorze mille journées d’ouvriers, et la dépense s’éleva à plus de trois mille livres, somme énorme pour le temps. L’argent était rare à cette époque, et nous voyons, d’après les comptes même de l’intendant de Chenonceaux, qu’un maître maçon gagnait quatre sols par jour, un simple ouvrier, deux sols six deniers, une journalière vingt deniers; mais aussi le froment ne valait en 1547, que quinze à dix-sept sols l’hectolitre, et le vin, trois livres le poinçon soit, deux cent cinquante litres.
Diane fit venir un fontainier de Tours pour diriger les sources et en tirer parti. Elle fit ouvrir des allées avec des cabinets de verdure; elle fit un jeu de paume et un jeu de bague et enfin un magnifique dedalus, labyrinthe inextricable où l’on pouvait errer longtemps dans les isoloirs sans trouver d’issue. Bernard Palissy exposa lui-même ses idées dans son Dessein d’un jardin délectable, écrit spécialement pour Chenonceaux et dédié à la reine-mère. «Il emprunte au style italien la division du jardin en compartiments symétriques, les allées à angle droit, les avenues d’ormeaux, les tourelles et les cabinets de verdure. Mais ce qui est entièrement propre à Palissy, ce qui est nouveau, c’est le goût de la nature qu’il introduit dans le jardin, c’est l’idée de marier le jardin avec le paysage environnant, avec le coteau, la prairie et la rivière; ce sont ces grottes rustiques, ces rochers ruisselants d’eau, ces fontaines, ces ruisseaux aux méandres capricieux avec des îles et des ponts, ces mouvements de terrain unissant la colline à la plaine. Palissy eut trouvé le jardin moderne s’il n’eût été trop préoccupé des travaux de son art de terre et de ses figures émaillées.
On nous a montré le chêne de Jean-Jacques, la fontaine de Henri III, mais nous n’avons pas vu le fameux chêne planté jadis par Diane et dont j’avais entendu raconter l’histoire. Ce chêne avait commencé par une promenade de cent mètres qu’on lui fit faire pour s’en aller des bords du Cher qu’il habitait, au beau milieu du parc. Ce changement de demeure n’avait point nui à sa vigoureuse santé il s’acclimata fort bien, l’opération était pourtant difficile. Tous les bœufs du pays n’avaient pas eu les cornes assez fortes pour ébranler le chêne et la masse de terre qui lui servait de piédestal, il fallut établir des machines et d’énormes cabestans pour en venir à bout.
Cela coûta cinquante mille francs. Et, pendant un an, un jardinier n’eut pas d’autre ouvrage que d’arroser le chêne en été et de le réchauffer en hiver par de fortes fumures. Après tout, ce chêne est peut-être celui qu’affectionnait Jean-Jacques qui lui aura donné son nom.
C’est avec un plaisir extrême que nous avons promené notre rèverie dans les lieux enchanteurs où s’égaraient autrefois les beaux pages et les gentes damoiselles de la Cour; et nous avons répété avec le chantre de l’allée de Sylvie:
«Qu’à m’égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés!
Que je me plais sous les ombrages,
Que j’aime ces flots argentés.»
On dit que Madame Pelouze a déjà dépensé un million et demi à la restauration de Chenonceaux; mais il faudra encore beaucoup d’argent pour rendre à ce fier château et à ces beaux jardins leur éclat primitif. Ainsi le grand parterre entouré de balustres avec sa fontaine monumentale au centre est dans un lamentable état de délabrement.
J’ai eu quelques déceptions, il n’y a point de médailles sans revers. J’avais entendu parler du cocher grand style de Madame Pelouze. N’oubliez pas, m’avait-on dit, de visiter les écuries qui contiennent trente magnifiques chevaux. Le cocher grand style vous énumèrera avec complaisance les qualités des nobles coursiers dont vous verrez les noms inscrits en lettres d’or au-dessus de chaque box. Quand vous serez arrivé aux remarquables purs-sang envoyés par l’empereur du Maroc à M. Grévy, qui s’était empressé de les expédier chez sa sœur, vous verrez avec quel superbe dédain le cocher grand style vous glissera cette petite phrase: en effet ces chevaux sont d’admirables bêtes, c’est un joli cadeau, l’empereur du Maroc a fait de son mieux, mais qu’est-ce qu’un sultan à côté du président de la République Française!.. Nous avons donc demandé à voir les chevaux. Je ne sais trop, je vais m’informer, a murmuré le valet pris par d’autres visiteurs et que déjà nous avions dû attendre assez longtemps.
Cette fois il n’a pas tardé à revenir suivi d’un domestique grisonnant, fort modeste celui-là, qui nous a humblement avoué qu’il venait d’expédier tous les chevaux à Paris pour y être vendus. Il ne reste qu’une vieille jument, en ce moment à la prairie, a-t-il ajouté, je puis aller la chercher. «Non, non me suis-je écriée un peu étourdiment, c’est inutile ne la dérangez pas.»
La pluie d’ailleurs commençait à tomber, une de ces petites pluies fines qui n’ont l’air de rien et qui mouillent beaucoup. Nous avions plusieurs fois croisé la dame et la petite fille qui visitaient, comme nous, Chenonceaux.
Revenue sur le bateau j’ai eu ma revanche du matin. La toilette de la petite fille était fort abîmée, sa capote n’avait plus son idéale blancheur, les dentelles mouillées pendaient piteusement sur la robe défraîchie, les souliers semblaient déformés et complètement salis, et je n’ai pu m’empêcher de faire remarquer que, si la petite fille avait porté une simple robe en grisaille de laine ou un costume en toile de Vichy, la toilette n’eut point été perdue. Un coup de savon des mains maternelles lui eût rendu son premier lustre; mes amies ont eu le bon goût de se rendre à l’évidence et de me donner raison.
Si j’insiste sur ces petits détails c’est que je leur crois plus d’importance qu’il ne paraissent en avoir. Ils sont le signe évident des tendances fâcheuses et des aspirations malsaines qui se développent outre mesure depuis quelque temps; ils sont l’indice en cette fin de siècle d’un déclassement qui nous