Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles. Fleury Maurice

Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles - Fleury Maurice


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des trois ordres n'étant déterminé par aucune loi ni par aucun usage constant, il s'en rapportait à la sagesse du roi sur les modifications que la raison, la liberté, la justice et le vœu général pouvaient indiquer. D'Éprémesnil et plusieurs autres membres de la tribune avaient été d'avis d'intervenir au milieu des débats par cette éclatante palinodie. Dans le même arrêté, le Parlement suppliait le Roi de réunir au plus vite les États Généraux, de consacrer leur retour périodique, la résolution de supprimer les impôts que supportait le peuple seul et de les remplacer, d'accord avec les trois ordres, par des subsides également répartis; la responsabilité des ministres; les rapports des États Généraux avec les Cours souveraines, réglés de façon à ce que les Cours ne souffrissent jamais la levée d'aucun subside ni l'exécution d'une loi non consentie par les États; la liberté individuelle; enfin la liberté de la Presse, sauf responsabilité des auteurs après l'impression70

      Un acte aussi conforme aux vœux des hommes éclairés eût pu produire grand effet lors de la lutte des magistrats et de la Cour. A l'époque où il fut présenté, le résultat ne pouvait être atteint; haut clergé, noblesse, notables manifestèrent leur indignation aussi haut que Bombelles; le Tiers railla cette adhésion tardive et peut-être peu sincère à ses intérêts. «Le rôle des Parlements finissait71, et la suppression de ces officiers infidèles de la royauté devait être l'un des effets inévitables de la révolution qu'ils invoquaient.»

      Bombelles sera-t-il nommé ambassadeur en Suède, comme le lui fait espérer la duchesse de Polignac, comme Fersen le désire et le dit? Il est bien difficile de savoir les pensées de derrière la tête du ministre Montmorin.

      Ceci n'empêche pas le marquis de suivre attentivement les derniers débats de l'Assemblée des Notables, de noter les fâcheux mouvements du Tiers État en Franche-Comté, d'applaudir à la sage réserve du comte d'Artois, de fulminer contre les Réflexions d'un magistrat que vient de publier d'Éprémesnil.

      A peine les Notables dissous (12 décembre), tous les princes, excepté Monsieur et le duc d'Orléans, adressèrent à Louis XVI un mémoire qui contenait l'expression de leurs alarmes. Monsieur a voté en faveur d'une grande représentation du Tiers Ordre, aux États Généraux, tandis que les autres bureaux de notables ont opiné pour une représentation plus conforme aux anciens usages. «Il est à désirer, remarque Bombelles, que Monsieur n'ait pas été entraîné par des raisons plus spécieuses que solides. Quant à M. le duc d'Orléans, il n'a refusé de signer le mémoire des autres princes que pour n'être pas engagé à faire les sacrifices désignés dans ce mémoire.»

      Les princes se déchaînaient contre le projet de la double représentation et repoussaient le vote par tête en feignant d'entrer dans les intérêts mêmes du Tiers, exposés à être compromis suivant eux par la séduction de quelques membres du Tiers État, si les voix étaient comptées par tête et sans distinction d'ordre. Ils semblaient lui offrir dédaigneusement une sorte de capitulation. «Que le Tiers État cesse donc d'attaquer les droits des deux premiers ordres, droits qui, non moins anciens que la monarchie, doivent être aussi inaltérables que la Constitution, qu'il se borne à solliciter la diminution des impôts dont il peut être surchargé; alors les deux premiers ordres pourront, par la générosité de leurs sentiments, renoncer aux prérogatives qui ont pour objet un intérêt pécuniaire.»

      L'amour-propre nobiliaire est là face à face avec la vanité bourgeoise, et devant l'empiétement certain de l'une, l'autre jette cette apostrophe: «Alors même que Votre Majesté n'éprouverait aucun obstacle à l'exécution de ses volontés, son âme noble, juste et sensible, pourrait-elle se déterminer à sacrifier, à humilier cette brave, antique et respectable noblesse qui a versé tant de sang pour la patrie et pour le Roi72, qui plaça Hugues Capet sur le trône… En parlant pour la noblesse, les princes de votre sang parlent pour eux-mêmes; ils ne peuvent oublier qu'ils font partie du corps de la noblesse, que leur premier titre est d'être gentilshommes.»

      Les princes laissaient enfin entrevoir une résistance ouverte, un refus de concours, si leurs droits étaient méconnus et leur demande repoussée.

      Au mémoire virulent rédigé par le conseiller d'État Montyon, alors chancelier du comte d'Artois, les écrivains du Tiers État répondirent par des menaces. Après avoir relevé avec amertume le doute des princes relatif à la surcharge d'impôts qui pesait sur le peuple, les uns conseillaient de ne pas nommer des députés si la double représentation était refusée; les autres d'en élire un nombre suffisant sans s'arrêter au chiffre que fixeraient les lettres de convocation. Se faisant l'écho de l'opinion publique, beaucoup soulignaient que les deux premiers ordres représentaient six cent mille Français et le Tiers État vingt-quatre millions. «N'est-il pas juste, disaient-ils, que ces vingt-quatre millions aient plus de représentants que les six cent mille73

      Les pairs de France commencèrent par demander à supporter tous les impôts et charges publiques dans la juste proportion de leurs fortunes; les ducs de Mortemart et de Luynes furent chargés de présenter l'arrêté au Roi.

      La question de la double représentation, on le sait, fut proposée au Roi par Necker. Louis XVI comprit que le doublement du Tiers était conforme à la justice, il espérait avec l'appui de la bourgeoisie vaincre l'orgueil des privilégiés… La Reine ne fit pas d'opposition au projet de Necker… Quinze jours après la séparation des Notables, la décision royale qui réglait la composition des États Généraux fut publiée sous le titre de: Résultat du Conseil du Roi tenu à Versailles, le 27 décembre 1788. Colère de la noblesse, contentement général du public, réponse de Mirabeau à la note de Necker, chacun sait cela, et il n'y a pas à y revenir. Contentons-nous de noter seulement que les provinces apprécièrent de façon différente la future composition des États: les Dauphinois furent cette fois très sages; les Bretons de Rennes et de Nantes se mettront en mouvement; il y aura des querelles entre bourgeois et nobles, même du sang versé. Sans l'intervention pacifique du gouverneur, la levée du Tiers contre les privilégiés eût été effrayante de résultats74.

      Bombelles, on peut le deviner, n'est pas précisément du côté du Tiers, et l'on pressent ses réflexions sur les escarmouches causées par le mémoire des princes et le Conseil du Roi. Critiquant un mémoire des six corps de Paris, il fait ces remarques:

      «Le rédacteur de ce mémoire affirme avec cette assurance, qui ne devrait appartenir qu'à la vérité, les données les plus erronées; comme entr'autres que les terres de la noblesse n'ont été et ne devraient encore être que des bénéfices militaires, et qu'aujourd'hui où la noblesse est soudoyée, elle n'a plus aucun droit à aucun privilège; comme si les appointements de tous les grades subalternes suffisaient à l'aliment d'un officier; comme si la plupart des familles nobles n'avaient pas été obligées de vendre aux gens du Tiers État l'héritage de leurs pères pour faire face aux dépenses de l'état militaire; comme si la plupart des officiers de l'armée n'étaient pas trop heureux, lorsqu'après trente, et souvent quarante ans de services, ils retrouvaient, en pensions viagères, l'intérêt à fonds perdus des biens solides qu'ils avaient mangés.

      Si quelques grands, quelques favoris en petit nombre, font des fortunes dans l'armée, combien un plus grand nombre de gentilshommes se sont-ils écrasés et s'écrasent-ils tous les jours au service, tandis que le négociant s'enrichit, que le financier s'anoblit et que souvent le fermier achète la terre de son seigneur.»

      Sa conclusion est digne d'être retenue: «Je suis loin d'en vouloir et au fermier et au bon négociant, mon humeur ne porte que sur les individus qui, se livrant à une oisiveté répréhensible, viennent, sous une robe achetée des deniers péniblement acquis par leurs pères, insulter également aux vrais nobles et au pauvre, mais laborieux peuple.»

      Emporté par le flux et le reflux des événements politiques, Bombelles, pendant cette période, se montre plus avare de détails intimes et d'anecdotes de Cour.

      Il n'a pas oublié pourtant que, le


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<p>70</p>

Introduction au Moniteur, p. 564.

<p>71</p>

Voir Todière, ouvrage cité, p. 173 et suiv. Voir aussi F. Rocquain, l'Esprit révolutionnaire.

<p>72</p>

A cette exagération maladroite, on répondit par ces paroles: Et le sang du peuple était-il de l'eau?

<p>73</p>

Les écrivains du Tiers criaient: «Regardez nos campagnes, nos ateliers, nos comptoirs, nos ports, nos flottes, nos armées, nos tribunaux, nos académies, et dites, si, sans nous, le peuple français est quelque chose.» Journal de Hardy, VIII, décembre 1788.

Les hérauts du régime nouveau faisaient succéder brochures aux brochures; elles devinrent presque aussi nombreuses en quelques mois «que celles qu'avait jadis fait naître la bulle Unigenitus», «car, ajoute Grimm (XIV, 186), il n'y en a, dit-on, guère moins de dix mille».

<p>74</p>

Le 22, on apprenait, à Versailles, la mort de Charles III, roi d'Espagne.