Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles. Fleury Maurice
les rangs. M. Necker appuie les prétentions du maréchal de Castries, mais la reine «a de terribles préventions» et porte «de toute sa volonté» le duc de Châtelet. Cependant le maréchal de Biron, en envoyant sa démission au roi, a fait prévenir le maréchal de Broglie de cette démarche, voulant par là le désigner pour le successeur qu'il souhaiterait d'avoir. «Mais le maréchal de Broglie n'est pas assez en faveur pour que l'on puisse se flatter que le choix du roi tombe sur lui.»
Mme de Bombelles est malade le 27. La chasse à courre de la semaine précédente n'était peut-être pas très indiquée, puisqu'elle se croit grosse et est hors d'état de se lever pour donner à souper à Mmes de Grille, de Grouchy et d'Alton et au marquis de la Luzerne. Mme de Mackau et la marquise de Louvois ont dû faire les honneurs.
Un jour à Saint-Cyr, un autre à Fontenoy, château du duc d'Ayen, qui est loué par le marquis de Chabanais, retour par Nangis et Lagrange, autre château de la duchesse d'Ayen66; dîner chez Mme de Sigy à Lourps, arrivée à Everly chez la duchesse de Mortemart. Là il y avait nombreuse compagnie: la duchesse d'Harcourt et ses trois petites filles, la marquise et la comtesse de Rougé, tous les Mortemart, l'abbé de Tressan, la princesse de Broglie, la marquise de Colbert-Maulevrier. On répète une comédie qui sera jouée dans quelques jours, puis Bombelles se met au piano pour accompagner Mlle de Mortemart, qui chante des airs charmants… On apprend dans la soirée la mort du maréchal de Biron et la nomination du duc du Châtelet comme commandant du régiment des Gardes françaises.
Le lendemain 31, à huit heures et demie du matin, «le son des cors, les voix des chiens et les cloches du château ont appris à ses habitants que l'on allait célébrer par une grande chasse la Saint-Hubert». Le marquis n'étant pas veneur ne suivra pas le laisser courre, mais il assiste au déjeuner. Par un temps superbe, il a vu partir Mme de Rougé, jolie comme Diane. «Un brillant uniforme, une tenue recherchée donnaient de la magnificence et de l'élégance à l'ensemble des chasseurs, le plaisir régnait dans leurs yeux.»
Bombelles est resté au château avec la comtesse de Rougé et la marquise de Mortemart, qui lui font visiter les changements apportés dans le parc. Les arbres autrefois y venaient à regret; ils croissaient dans des terrains trop secs ou submergés; une rivière bien dessinée a reçu les eaux superflues et arrose les parties qui avaient besoin de l'être. Le duc de Mortemart a fait construire des écuries qui approchent de la beauté de celles de Chantilly; son avant-cour est vraiment royale, et lorsqu'il aura fait au corps du château ce qu'il se propose, ce sera la plus noble des habitations.»
La journée s'est passée, les chasseurs sont revenus triomphants. «Un bon souper leur a fait oublier leurs fatigues, et il était une heure du matin qu'ils exigeaient encore de moi de chanter en improvisant. J'ai terminé ce concert impromptu par ce couplet arrangé sur l'air: «Il n'est qu'onze heures au cadran du village».
Il est une heure au cadran du village,
La raison dit qu'il faut aller coucher,
L'amour heureux n'est pas fait pour mon âge,
Peut-on vous voir sans se laisser toucher.
De plus en plus je deviendrais moins sage.
A mon secret craignez de m'arracher.
Le lendemain, des voisins en grand nombre sont venus assister à un spectacle vraiment charmant: L'Optimiste, pièce nouvelle, a été jouée par le duc de Mortemart. Ses trois filles y avaient des rôles qu'elles ont rendus avec grâce, avec intelligence. «Celui de l'optimiste semble avoir été fait pour le duc de Mortemart. Chaque trait de ce caractère heureux convient singulièrement bien au sien, et tout vient prouver que le Ciel n'a rien oublié en s'occupant de son bonheur. L'aigreur de sa femme ne lui paraît pas aussi insupportable qu'elle le serait à un homme qui prend tout en bonne part. Il n'y a encore que le duc de Mortemart qui puisse s'arranger aussi bien des fantaisies sans nombre et sans mesures de la duchesse Pauline. Elle se couche quand il se lève, elle ne se met jamais à table que le soir, et là, mangeant à peine, elle réserve son appétit pour se faire servir à minuit, à une heure, dans sa chambre, ce qui nourrirait quatre gros mangeurs. L'an passé, elle fut quatre mois absente sans donner à âme qui vive de ses nouvelles. De tout cela le bon duc s'arrange sans murmurer une seule fois.»
Après quatre jours de plaisirs mondains qui lui font oublier préoccupations politiques et de carrière et semblent lui être très agréables, M. de Bombelles se met en route et descend à Paris dans son nouveau logement de la rue de Matignon où il jouit du voisinage de Mme de Louvois. Le lendemain 4, il est à Versailles, à l'heure où Mme de Bombelles rentre de la chasse avec Madame Élisabeth. A peine le temps d'embrasser sa femme et le marquis se remet en mouvement pour prendre langue et s'informer de la manière dont on pourra voir et entendre ce qui se passera à l'Assemblée des Notables. «M. le duc d'Orléans, qui s'est déclaré d'avance pour y apporter des dispositions peu dignes d'un prince du sang, a déjà fait parler de lui en faisant la sotte plaisanterie de dire à un Anglais qu'il était not able. Able en Anglais veut dire capable, et not ne pas, non; c'est ainsi qu'il s'est désigné comme incapable de concourir aux vues sages et bienfaisantes dont son Roi et le chef de sa maison sont animés.»
Le 5. – «A dix heures du matin, les Notables67 paraissent tour à tour; les évêques en habits pontificaux, les seigneurs en habits de chevaliers et de maires et autres membres du tiers ordre dans les habits adoptés par les différentes villes. Les élus de la noblesse dans les pays d'État ont leurs habits particuliers; les maires ou échevins de quelques villes ont l'habit de chevalier qui, aux couleurs près, est le même que celui des Ordres du Saint-Esprit, de Saint-Lazare et de Saint-Michel. La salle des Menus est aussi belle, aussi spacieuse que bien et simplement décorée: le dais, le trône du Roi, la vaste estrade qui contenait la noblesse, le parquet où était le clergé et le Tiers Ordre, rien ne manquait d'emplacement, ni de dignité. Autour des barrières qui dessinaient l'enceinte, étaient des places en nombre suffisant pour contenir, bien répartis, plus de douze cents spectateurs ou spectatrices. L'indécision a laissé gratuitement plus de huit cents places vacantes.
«Le Roi n'est arrivé qu'à midi trois quarts; il s'est rendu à l'Assemblée avec tout le cortège qu'il a sauvé des réformes faites, avec plus de précipitation que d'utilité réelle. Le discours prononcé par Sa Majesté a été imprimé; celui de son Garde des Sceaux l'est à la suite, ainsi que celui de son ministre des Finances.
«M. Necker, assis au bout de la table, où siégeaient les quatre secrétaires d'État, a lu avec emphase une longue harangue dont il eût dû taire les phrases oratoires. Ses amis, ses partisans ont élevé aux nues un discours qui ne fera pas germer sur notre terre la graine qu'y voudrait semer le citoyen de Genève, toujours répétant que le Roi déférait entièrement aux avis de MM. les Notables. M. Necker leur a fait leur leçon avec une pédanterie extrême; il leur a taillé un travail qui, pour le bien faire, les obligerait à siéger deux ou trois mois. Il a donné l'éveil sur la manière dont le Tiers État devait se faire représenter, et toujours on remarque combien il est stimulé par le désir d'acquérir une popularité sur laquelle il s'affermisse, avec une telle puissance que celle du Roi et des grands de l'État ne puissent, réunis, ébranler le piédestal du grand homme.
«Tout tend de partout à compter le Roi pour rien, et les vœux de M. Necker pourraient bien n'être pas très différents de ceux que formait l'archevêque de Sens; celui de devenir le «Maire du Palais».
«Après ces discours, Monsieur, frère du Roi, en a prononcé un comme premier noble du royaume. L'archevêque de Narbonne a pris ensuite la parole pour dire de grandes trivialités. Le premier président du Parlement de Paris s'est permis d'annoncer, de la manière la moins équivoque, toutes les oppositions que la magistrature continuera de mettre à tout ce qui tendrait à rétablir une entière harmonie entre les corps de l'Etat.
«Ce discours a été blâmé comme il devait l'être. Ce n'était pas le lieu, ni le moment de le prononcer, mais il indique le désespoir où sont les Cours souveraines d'avoir été prises au mot, lorsqu'elles
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Château qu'habitera plus tard La Fayette, gendre de la duchesse d'Ayen.
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Rappeler les notables pour leur soumettre les questions relatives à la composition et à la forme des Etats Généraux, convoquer des conseillers qui s'étaient montrés impuissants dix-huit mois auparavant pour demander à leurs préjugés des lumières sur les temps nouveaux, était un acte impolitique et dénué de sens. Par le fait, cette réunion ajournait celle des Etats Généraux, «elle rendait à l'effervescence, à l'intrigue le temps qu'on avait d'abord jugé prudent de leur enlever.» (Voir Todière,