Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles. Fleury Maurice
il le voudrait les lundis et jeudis à Saint-Cloud chez la comtesse d'Artois. Il se mettait aussitôt en route et arrive à trois heures chez la princesse. «J'ignorais qu'elle se mettait à table à deux heures. Le dessert était servi, Madame Élisabeth qui y dînait augmentait encore mon embarras de me présenter si tard. Mme la comtesse d'Artois n'a jamais voulu croire, ce que je m'efforçais de persuader, qui était que j'avais dîné. On m'a apporté de quoi nourrir un ogre, et j'ai mangé à la hâte une petite aile de poulet, une glace et un gâteau. J'étais d'une confusion dont Madame Élisabeth s'est complètement divertie; mais le café une fois pris, je me suis un peu évertué, et, en vérité, une particulière bien aimable ne le serait pas davantage que ne l'a été Mme la comtesse d'Artois pour dissiper l'inquiétude que j'avais eue de lui avoir déplu par ma légèreté.»
A Saint-Cloud, comme chez la princesse de Craon à Longchamps, où, en revenant, Bombelles s'est arrêté, on ne parle que de la séance tenue ce même jour au Parlement. «On sait d'avance qu'il doit y être fait des dénonciations, que toutes les résolutions prises porteront le caractère de l'animosité et de l'arrogance.» Chez la marquise de Rougé, le même soir, Bombelles entend des virtuoses, Viotti, Duport et d'autres, qui exécutent des quatuors, Mme de Montgeron qui a «touché» des morceaux très difficiles sur le clavecin, Rousseau qui a magistralement chanté des airs de Gluck et de Piccini. Des fâcheux sont venus troubler la soirée par des folies débitées sur la rentrée du Parlement. «A les entendre, la royauté de nos Bourbons touche à son terme…»
Et Bombelles conclut: «Il n'est malheureusement que trop vrai que l'extrême facilité du Roi et la lâcheté de ses ministres trahissent depuis longtemps la meilleure cause et les droits les plus sacrés; mais, Dieu aidant, il y aura des honnêtes gens plus sensés que tous les frondeurs de l'autorité, qui sentiront qu'un pays qui s'est élevé au premier rang des premières puissances doit réparer l'édifice, mais non le culbuter.»
Bombelles a rédigé pour la comtesse d'Artois le précis de ce qui s'est déclaré à la séance du Parlement le 25.
«Le Parlement persiste dans les sentiments exprimés dans l'arrêté du 3 mai, dans la déclaration et les protestations qui en ont été la suite.
«… Sans entendre néanmoins que le Parlement eût aucun besoin d'être rétabli, ses fonctions n'ayant cessé que par la force et la violence.
«… Sans entendre que les États Généraux puissent être convoqués dans une autre forme que celle de 164058.
«… Sans entendre que le procureur général puisse être empêché de poursuivre les délits commis depuis la cessation des fonctions, qu'il puisse y avoir d'autres juges que ceux qui auront prêté le serment au Parlement.
«… On suppliera le Roi de vouloir bien rendre la liberté à tous les magistrats et d'autres détenus dans les prisons d'État à l'occasion des derniers troubles et de rendre leurs emplois à ceux qui auraient cru devoir donner leur démission.
«Dénonciation de MM. de Brienne et de Lamoignon.
«… Dénonciation du chevalier Dubois et acceptation de sa démission.
«Le Parlement a envoyé de plus une injonction dans une forme peu honnête à M. le maréchal de Biron59, pour qu'il eût à venir rendre compte de sa conduite depuis que le roi l'a chargé de contenir le peuple de Paris par le régiment des Gardes. Le maréchal a répondu que depuis quatre ans il ne siégeait plus au Parlement, ni n'allait à Versailles faire sa cour; l'on n'a pas insisté pour le moment quoique les jeunes conseillers fussent portés à toutes les impertinences envers ce pair et maréchal de France.
«Le public le plus favorablement disposé en faveur du Parlement a trouvé qu'il avait infiniment outrepassé les bornes de son devoir.»
Le soir, Bombelles a soupé chez Mme de Roquefeuille. Là est venu le président de Rosambo60; il est du petit nombre des membres du Parlement qui sont affligés de la démence de leurs confrères… La bonté avec laquelle le Roi a parlé aujourd'hui au premier Président envoyé devers Sa Majesté doit apaiser l'effervescence des têtes; mais la faiblesse du Gouvernement donne furieusement de prise à tout ce qui se fait et se fera contre notre souverain.
Le lendemain le marquis conte cette anecdote qui semble avoir échappé aux nouvellistes, du moins dans la forme que lui donne Bombelles.
«Nos plus lestes fureteurs de cour ne parviennent pas à deviner tout ce qui se passe dans l'intérieur de la nôtre. Aujourd'hui, le Roi étant à la chasse y a reçu un paquet de lettres. Il s'est enfoncé dans un taillis pour les lire, et bientôt on l'a vu assis par terre ayant son visage dans ses mains et ses mains appuyées sur ses genoux; ses écuyers et d'autres personnes l'ayant entendu sangloter ont été chercher M. de Lambesq61; celui-ci s'est approché, le roi lui a dit brusquement de se retirer. Il a insisté; alors le Roi, lui montrant un visage baigné de larmes, lui a répété, mais d'un ton plein de bonté: «Laissez-moi.» Peu de temps après, Sa Majesté, pour remonter à cheval, a eu besoin qu'on l'y portât en quelque sorte; elle s'y est trouvée mal. On lui a amené une chaise où elle s'est trouvée mal une seconde fois; enfin elle est revenue à Versailles ayant repris ses sens.
«Cette aventure est tenue secrète, mais ce secret sera mal gardé, avec tant de personnes dans la confidence. Les motifs que l'on donne à la peine du Roi sont à ranger dans la classe d'une foule d'autres bruits populaires qui ne méritent aucune créance. Je rapporte un fait, un fait affligeant, mais j'en ignore complètement la cause.»
Libelles, calomnies, vilenies répandues sur la Reine et sur lui-même, menaces ou outrage, rien ne manquait qui ne pût motiver les larmes du Roi… Et pendant que peu à peu s'effritait la monarchie de plus en plus chancelante, la santé du Dauphin donnait de très grandes inquiétudes.
CHAPITRE III
Intrigues de l'abbé de Vermond contre la duchesse de Polignac. – L'Assemblée des Notables projetée. – Soirée chez Mme de Polignac. – Bombelles chante devant la Reine. – Le duc de Fronsac. – Madame Élisabeth déjeûne chez les Bombelles. – Impatience du diplomate qui réclame une ambassade. – Chasses de Madame Élisabeth. – Bombelles en courses perpétuelles. – Comédie chez la duchesse de Mortemart. – Mort du maréchal de Biron. – Les Notables. – M. Necker. – Concert chez la comtesse d'Artois. – Le duc d'Orléans. – Le duc du Châtelet, colonel des Gardes françaises. – Le Code national de Bergasse. – Lettre du prince de Conti. – La brochure de d'Éprémesnil. —Mémoire des princes. – Considérations de Bombelles. – Réception de Boufflers à l'Académie française. – Fin de l'année 1788.
Passer quelques jours à Dangu chez le baron de Breteuil est pour M. de Bombelles une agréable distraction. En compagnie d'aimables hôtes, dont la comtesse de Matignon et le marquis de La Luzerne, il y oublie un instant les séances du Parlement. Le 1er octobre, il est parti le matin de Dangu avec M. de la Luzerne pour arriver à deux heures à Verneuil.
«Là, en ce joli pays riverain de la Seine, est située l'habitation de Mme de Sénozan, riche veuve d'un conseiller d'État, sœur de M. de Malesherbes, tante de Mmes de Montmorin, de Périgord et du marquis de la Luzerne.
«Mme de Sénozan est choyée par tous ses parents et tous ses parents sont ses amis. Elle se met à table à deux heures très précises, elle fait très bonne chère et m'a reçu comme l'ami d'un neveu qu'elle chérit.
«Le marquis de la Luzerne a des titres multipliés à la tendresse des siens; il leur rend beaucoup, il n'en dépend aucunement, il les honore par sa conduite, il les attache par la douceur de sa société.»
Après le repas, Bombelles est resté quelque temps à causer avec M. de Malesherbes et la Luzerne. «On n'a pas plus d'esprit et d'imagination que n'en a M. de Malesherbes; on n'est pas meilleur serviteur du Roi; mais comme, je l'ai
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Ce fut d'Éprémesnil qui demanda l'enregistrement de la déclaration avec la clause que les États seraient assemblés d'après la forme observée en 1614, au moment de la majorité de Louis XIII. Le souvenir des États réunis alors était cher à la magistrature, parce qu'elle avait exercé sur eux le plus grand ascendant, parce qu'ils avaient offert la composition la plus aristocratique et que le Tiers État humilié n'y avait rien obtenu. La majorité du Parlement croyant trouver son salut et celui de la noblesse dans la clause proposée s'empressa de l'adopter. Quand cette déclaration fut connue, il y eut des clameurs dans le public. La révolution dans les esprits fut rapide et la malédiction remplaçait l'enthousiasme. Un vide immense allait se faire en un instant autour du Parlement dont le peuple avait commencé par saluer le retour avec des transports de joie.
Toute la basoche, procureurs, avocats, jeunes clercs, officiers ministériels, qui avaient fait le succès de sa résistance, l'abandonnèrent aussitôt, se plaignant qu'il venait de dévoiler ses véritables sentiments. Brochures et pamphlets se chargèrent de dévoiler ce qu'avaient offert de ridicule et d'odieux les États de 1614, que le Parlement offrait pour modèle. Dès lors le signal était donné de la lutte entre le Tiers État et les privilégiés, de la lutte du peuple contre l'ancien régime, et l'on pouvait présager une lutte opiniâtre. (Voir Todière,
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Louis-Antoine de Gontaut (1700-1783), duc de Biron en 1740, après la mort de son neveu et la démission de Jean-Louis, abbé de Moissac, son second frère. Maréchal en 1757. Sans hoirs de Pauline de la Rochefoucauld-Roye, son titre passa à son neveu, le duc de Lauzun.
Sa comparution était motivée par ce fait que Dubois, le commandant du guet, s'était déclaré couvert par les ordres du maréchal (
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Le Peletier de Rosambo, gendre de Malesherbes, décapité en 1794.
61
Le prince de Lambesq de la maison de Lorraine, grand-écuyer. Son nom est resté célèbre par la charge de cavalerie faite par lui le 12 juillet 1789.