Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles. Fleury Maurice

Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles - Fleury Maurice


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allé passer quelques jours à Dangu chez le baron de Breteuil. C'est là qu'entre autres nouvelles il apprend que la gêne sans cesse augmentante du Trésor a amené un arrêt du Conseil aux termes duquel les paiements de l'État étaient suspendus pendant six semaines et devaient être ensuite effectués partie en espèces, partie en papier, jusqu'au 31 décembre. L'édit41 ne s'explique pas sur la manière dont le traitement des ambassadeurs et ministres du roi sera payé. «Mais il y a bien à craindre que nous nous ressentions de la gêne générale et d'une gêne qui n'est que la suite de mauvaises opérations. Bien des gens crieront: «Tolle», je me rappellerai que le baron de Bezenval était à sa quinzième année d'ambassade à Varsovie sans avoir vu un denier de ses appointements. Je souffrirai sans me plaindre, je me restreindrai sur tout ce qui sera possible, et continuant à servir mon maître et l'État avec zèle, je ne désespérerai pas de survivre à des circonstances plus heureuses, et je ne croirai pas le bonheur de mes enfants perdu, quoique les moyens de le consolider semblent m'échapper au moment où je croyais les atteindre.»

      A côté des ennuis privés, le cours forcé du papier est une calamité publique. «Si Mgr l'archevêque de Sens42 en est la cause par une suite de fausses mesures, il doit intérieurement se faire de cruels reproches; s'il croit au contraire qu'il n'a obéi qu'à des circonstances trop impérieuses pour les dominer il faut le plaindre et de l'événement et de l'erreur où il a été sur ses talents lorsqu'il s'est présenté comme le restaurateur des finances et d'une meilleure administration en France.» Bombelles est modéré dans ses appréciations; le jour approche où la chute de Loménie de Brienne serait saluée par le public comme une délivrance.

      Le 25, la marquise d'Harcourt fait connaître de grand matin à ses amis de Dangu, «une grande nouvelle», celle qui a fait crier des «Vive le Roi» dans toutes les places, les rues et les carrefours, celle qui rend le Parisien ivre de joie, et qu'est-ce donc? «L'archevêque de Sens est renvoyé, M. Necker est rappelé, les banquiers de Paris ont, dit-on, fait sur-le-champ pour cent vingt millions de soumission.»

      «Ce renvoi humiliant par la joie publique dont il est le signal prouve que la Reine, au moins en ce moment, n'a pas abandonné son protégé, et que, si le cri public l'a forcée de s'éloigner des affaires, il emportera dans sa retraite des preuves non équivoques de sa bienveillance43.» On a écrit à Rome pour faire au plus tôt un cardinal de cet archevêque44.

      A son retour à Dangu, après une course à Rouen et aux environs, le marquis a trouvé des lettres donnant des nouvelles inquiétantes de ses enfants dont deux sont atteints de fièvre putride. Le 2 septembre, il est à Paris, trouve les deux malades hors de danger, et son Journal, un instant assombri par ses alarmes paternelles, se reprend à sourire pour conter les plaisanteries auxquelles s'est livrée la population parisienne. «Des mannequins représentant le principal ministre ont été brûlés en différentes places publiques. La procédure, l'instruction du procès, la rédaction de la sentence sont au dire des gens de loi des chefs-d'œuvre, et le libellé de ces tristes plaisanteries prouvent qu'elles ne sont pas uniquement imaginées par la canaille de Paris. La guérite de la sentinelle du guet qui garde ordinairement la statue de Henri IV a été brûlée; les cochers et les domestiques des voitures qui passaient devant étaient obligés de saluer cette statue.»

      Le chevalier du Guet ayant voulu dissiper la foule, il y eut résistance de la foule, on attacha des pétards à la queue des chevaux; de là des accidents et un grand désordre. Les hommes du guet furent rossés, on incrimina leur chef d'avoir voulu corriger sérieusement des folies populaires, il fallut s'interposer militairement et donner des lettres de commandement au maréchal de Biron, mettre garnison d'invalides dans les hôtels de Brienne et de Lamoignon.

      «Au milieu de l'ivresse et de la rage publique, il s'est passé de ces choses gaies qui appartiennent exclusivement à cette nation. On a fait une robe à l'archevêque pour le conduire au bûcher, dont les trois cinquièmes étaient en satin et les deux autres en papier. Un moment avant l'exécution en effigie, on a arrêté un ecclésiastique pour exhorter le patient. L'abbé s'est approché de la figure, a feint de lui parler à l'oreille et a dit ensuite à la multitude: «Vous pouvez faire de Monsieur ce que vous voudrez, il est très bien préparé et très bien résigné pour la circonstance. On a fort applaudi à la présence d'esprit du prétendu confesseur… Il y a une lettre du Pape au Roi, une autre de M. le prince de Guéménée à Sa Majesté, enfin une foule de pamphlets trouvés charmants et qui ne sont que diffus et charmants.»

      Les ambassadeurs indiens s'occupèrent aussi, à leur façon, de la disgrâce de Brienne. Comme ils sortaient de l'Académie française, qui s'était crue obligée de donner une séance en leur honneur, on leur apprit la chute du grand vizir. Grimm assure qu'ils demandèrent avec beaucoup d'empressement s'ils ne pourraient pas voir sa tête (souvenir du système de leur gouvernement envers les ministres en disgrâce). «Oh! non, a répondu quelqu'un, car il n'en avait pas.» Et Grimm ajoute, non sans raison: «Quel est l'événement de notre histoire qui ne soit marqué par quelque calembour plus ou moins ridicule, plus ou moins plaisant?» Qu'aurait-il dit s'il avait vécu de nos jours?

      Enfin, l'archevêque de Sens est parti le 3 septembre, mais il n'a pas osé traverser Paris. M. de Montmorin «s'est chargé de procurer des chevaux de louage qui ont conduit, avec mystère, de Jardi à la Croix de Berny, le prélat que la populace guettait. Il se propose d'aller dans peu à Pise, où peut-être il trouvera M. de Calonne, et alors ils riront, en se regardant, de la folie publique et de la leur. Peut-être M. de Loménie espère-t-il fortifier en Italie son excessive ambition et la nourrir de ces maximes insidieuses qui ramenèrent autrefois au timon des affaires le banni Mazarin.»

      Le garde des sceaux, Lamoignon, se maintiendra-t-il au pouvoir? M. Foulon remplacera-t-il le comte de Brienne au département de la Guerre? Voilà les questions que se pose Bombelles, occupé d'ailleurs surtout comme tout le monde, de l'installation de Necker, du bien qu'il est disposé à faire, s'il lui est possible d'endiguer le torrent. La confiance du public en «cette idole de la France» est bien minime. Pourra-t-elle s'accroître?

      Un gros événement, comme la chute de Brienne, comporte des dessous qu'à côté des données générales connues de tous il peut être intéressant d'apprendre. Bombelles a partagé la joie du public; devant le renvoi de l'archevêque, il a tenu à s'informer lui-même des causes finales qui avaient fait consentir la Reine à sacrifier un ministre, que, jusque-là, elle avait défendu envers et contre tout. Auprès de qui s'informer, si ce n'est auprès de la duchesse de Polignac, dont la main pouvait se deviner dans toute cette affaire.

      «Après avoir dîné avec ma femme et mes enfants, j'ai mené mon aîné dans le parc de Versailles et, pendant qu'il s'y promenait avec son précepteur, j'ai été causer chez Mme la duchesse de Polignac, car elle s'est acquise de nouveaux droits à l'estime des honnêtes gens par la conduite qu'elle tient en ce moment. C'est elle qui s'est courageusement chargée d'ouvrir les yeux de la Reine sur le danger qu'il y avait pour elle à conserver en place Mgr l'Archevêque de Sens, Mme de Polignac a dit à Sa Majesté que ce n'était point d'une manière adroite et obscure qu'elle désirait le renvoi du principal ministre et qu'elle ne voulait point élever sur ses débris aucun de ses amis45, mais que ce qu'elle désirait uniquement c'était de débarrasser la Cour et la nation d'un homme qui, n'ayant jamais eu de plan arrêté, marchait à tâtons et au jour la journée depuis plus de six mois.

      La Reine n'a pas su mauvais gré à Mme de Polignac de sa démarche; mais, en cédant à l'évidence des plus sages et des plus fortes observations il en a bien coûté à Sa Majesté46, pour vaincre l'ascendant que l'archevêque avait pris sur elle. En même temps que Mme de Polignac agissait, M. le comte d'Artois portait les grands coups chez le Roi47. Ce jeune prince gagne sensiblement sur lui-même et marche à grands pas vers les plus belles et les plus solides qualités. Il avait déjà toutes les brillantes. J'ai eu l'honneur


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<p>41</p>

Arrêt du 16 août, celui qu'on appela l'édit de la banqueroute.

<p>42</p>

La malédiction publique fondit sur lui «comme un déluge». On crut, peut-être non sans raison, que s'il avait publié l'arrêt de convocation des États Généraux, c'était dans la pensée que l'arrêt de la banqueroute cousu à celui-là passerait plus facilement. Marmontel, t. IV. – Hardy, Journal manuscrit, t. VIII, La Fayette, Mémoires, t. II, p. 232. Cf. aussi l'Esprit révolutionnaire avant la Révolution, par M. Félix Rocquain.

<p>43</p>

Son neveu était nommé coadjuteur de Sens, sa nièce obtenait une place auprès de la Reine, et celle-ci envoyait au ministre disgracié son portrait enrichi de pierreries.

<p>44</p>

M. de Brienne partit en effet peu après pour recevoir des mains du Pape le chapeau que le faible Louis XVI avait demandé pour lui. Dans une gravure qui parut à l'époque, la France était représentée sous la figure d'une femme dans le sein de laquelle un prêtre enfonçait un poignard, et le sang qui en jaillissait formait à ce prêtre un chapeau de cardinal.

L'histoire est forcément très sévère pour Brienne; il faut dire, avec Mignet, à la décharge de ce ministre si décrié et sous lequel s'aggravèrent les périls de l'autorité royale «que la position dont il ne sut pas se tirer, il ne l'avait pas faite, il n'eut que la présomption de l'accepter. Il périt par les fautes de Calonne, comme Calonne avait profité, pour ses dilapidations, de la confiance inspirée par Necker. L'un avait détruit le crédit, et l'autre, en voulant le rétablir par la force, détruisit l'autorité». (Révolution française, t. I). M. de Brienne ne pouvait lutter à la fois contre la masse des Parlements et contre le défaut d'argent. Voilà surtout par où il périt, et les mains qui le précipitaient élevèrent Necker.

«Une chose à remarquer à la louange de la Reine, note Sénac de Meilhan, c'est sa constance à se refuser pendant seize ans aux suggestions qui lui furent faites en faveur de l'archevêque de Toulouse. Elle les rejeta tant qu'elle put croire qu'elles étaient dictées par l'ambition, concertées avec des intrigants. Mais lorsque la réputation de ce prélat universellement établie lui eut fait croire qu'il était l'homme le plus capable d'administrer les finances, lorsqu'elle crut enfin satisfaire le vœu général, elle s'empressa de favoriser l'élévation de l'archevêque de Toulouse et de lui procurer un crédit qui lui assurât ses opérations». (Du Gouvernement, des Mœurs, etc.)

<p>45</p>

Mme de Polignac, qui était tout à fait l'amie de Calonne, ne pouvait sentir Loménie de Brienne. A son immixtion dans l'affaire, il y a donc aussi cette raison dont elle ne lui parle pas, mais qui saute aux yeux, puisque la duchesse était la rivale de crédit et l'ennemi de l'archevêque.

<p>46</p>

«La Reine tout en pleurant» convint de la nécessité de renvoyer l'archevêque (Bezenval).

<p>47</p>

Cf. Mémoires de Bezenval. Le comte d'Artois était le protecteur de Calonne, – hélas! il le restera pendant l'émigration; rien d'étonnant à ce qu'il se montrât l'ennemi juré de Brienne, à cause de son amitié pour Calonne et non pour d'autres raisons.